Le parfum de notre respect

Te voilà à Svinndal, un bonbon en guise de vibromasseur, on t’avait dit d’éviter la forêt. L’essentiel pour toi, ça avait été de sortir de la cave qui avait fini par devenir ta prison. Tu avais regardé l’horloge, tout en prenant conscience que si tu connaissais l’heure, tu ignorais le jour, le mois puis l’année. L’essentiel pour nous, ça avait été que nous avions réussi à te faire parvenir le cd de Nirvana avec un message codé dedans. J’avais tiré les rideaux de ma caravane, renoncé à m’allonger sur le lit pour me saisir d’une brique de jus de pomme. Ça m’aidait à ne pas prendre la scie circulaire pour découper en morceaux ce porc qui t’avait enlevé à moi et notre futon d’amour.
Te voilà à Svinndal, ne bouge pas, attends-moi, je vais d’abord passer à la Banque Postale récupérer mes cigarettes au CBD.

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Je pleure, assise sur une charrette, les mains entre les cuisses. Seule au milieu des champs. Derrière moi, un berceau avec notre enfant. Sur une branche, un oiseau dont le chant me nourrit. Je devrais rentrer au bistrot, mais je suis trop désespérée pour pouvoir l’envisager. Des canards se mettent à battre des ailes, sur le lac à quelques mètres. Ils sont deux, gais. Tout simplement, gais.

Je pleure, parce que j’ai peur que les effets du passé me reviennent à la figure comme projetés par un élastique. Le passé en la forme bombée d’une madeleine, malgré la tension que mon corps tente de libérer par les larmes. C’était d’abord une maison, et pour moi, c’était mon château. Mon garde-fou.

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Faites ramollir les feuilles de thé que l’eau soit noire, noire comme la boue.
Faites en sorte que l’eau soit bouillante ou presque, avec des petites bulles à la surface.
Faites que la peau apprécie ce mélange, la peau de notre hôte qui va bientôt entrer dans la pièce.
Il aura attendu que le frémissement de l’eau apaise. Il sait attendre le moment propice.
Mes soeurs, faites qu’il soit bien comme il ne l’a jamais été, car nous devons l’honorer. Plus exactement, il doit se sentir honoré.
Mes soeurs, je vous en prie, faites qu’il respire le parfum de notre respect le plus profond. J’éprouve l’ardent désir de le voir se dévêtir dans la pénombre et pénétrer le bain imbibé du thé que nous y avons plongé.
Mes soeurs, faites tout pour que mon désir soit exaucé que je puisse découvrir son sourire, ce sourire que je n’ai jamais pu oublier, de cette première fois où je l’ai vu.
Mes soeurs, vous savez tout ce que j’ai fait pour le revoir à nouveau, lui, son sourire, et même son corps entièrement dénudé.

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Je n’ai pas fini de pleurer et ça, ils ne le comprennent pas. Aujourd’hui eux comptent les larmes comme certains comptent leurs balles. Compter, il ne leur reste plus que ça. Je n’ai jamais été bonne à leur jeu. Ma balance interne a toujours fonctionné autrement. Et c’est sans doute pour cette raison que je pleure sans espérer pouvoir m’arrêter. Car comment serait-il possible que je puisse quitter ces pensées, cette sensation que ces sanglots provoquent ? Et ceux qui s’en étonnent, ceux qui ignorent le chagrin, ceux que la poésie ne fait pas chavirer, je les vois marcher tel des sentinelles au-dessus des remparts et je leur dis : « Vous n’avez pas la possibilité d’imaginer le monde si un chef de goulag avait eu des larmes coulant sur ses joues. »

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Lulu est accroché sur les rails. Je sais tu vas me dire que c’est impossible. Et je te répondrai : « Ce n’est pas que c’est impossible, c’est que c’est vrai. » Depuis toujours, tu me dis souvent que c’est impossible quand je te raconte une vérité.
Alors je recommence, si je t’appelle pour te dire que Lulu est accroché aux rails, c’est pas pour déserter, c’est pour agir Ducon.
Ne m’oblige pas à passer par l’agressivité ou la menace. Je t’en prie, mon amour, Lulu est…
Tu sais.
Les rails derrière la maison de ma grand-mère, tu vois. Tu peux faire quelque chose s’il te plaît ?
Avant que le train le déchiquète. Ah non, s’il te plaît, mon amour, en plus là je n’ai pas le temps de t’appeler mon amour, ne me demande pas comment nous en sommes arrivés là, ce qu’il a été encore faire dans les bordels ou quoi, ou qui il a été truander, ne me demande pas, juste bouge ton gros cul, mon amour. C’est le jour où tu vas sortir ta Ferrai car on doit y aller vite.
S’il te plaît, mon amour.

Demain

Demain il reviendra après être parti en croisades. Doucement il me prendra tout contre lui. Moi aussi je serrerai comme depuis toujours que nous nous connaissons. Vaillamment, nous avons accepté notre destin.
Demain il ouvrira la porte, mû par cette force qui fait de lui mon être unique.
Demain je vais lui préparer une chorba, avec quelques feuilles de coriandre. Calmement, il s’assiéra et retirera ses bottes.
Demain c’est notre jour. Pour toujours.

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Mon cher hurluberlu, mon grand fou,

Il est hors de question que je vous ferme ma porte. J’adore vos blagues et votre façon de vous montrer si affecté par le frémissement que vous prétendez avoir ressenti lors de notre dernière promenade. C’est vrai, je suis d’accord avec vous, vous me l’écrivez sottement et ça ne va pas dans le bon sens toute cette bêtise. Reprenez-vous donc. Que nous puissions prochainement aller boire un chocolat chaud au château et que je puisse enfin vous voir tout nu.

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Si je n’avais pas su que c’était l’amour, je l’aurais tué. Parce qu’il a surgi de nulle part, il n’avait pas frappé à la porte, le filou. Sa beauté, ses gestes à l’envergure d’aigle, son regard brillant de bonté, ses habits noirs le serrant à sa peau brunie par le soleil firent que mon coeur se mit à battre à un rythme que je ne lui connaissais pas. Si je n’avais pas su que c’était l’amour qu’il apportait, je lui aurais tranché la gorge. Mais j’ai su. Et comment savoir quand on n’a pas connu le phénomène ? J’ai su parce que j’avais suspendu la peur. Suspendre la peur pour le regarder cet inconnu, tout entier dans sa folie d’y croire.
Je ne l’ai pas tué, il s’est assis et s’est mis à pleurer.

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Je suis repartie très heureuse, persuadée que rien ne pouvait s’opposer à la tombée de la nuit. Et qu’ainsi je pourrais me camoufler dans les recoins de l’obscurité. Ce bateau, je le prendrais quand je le prendrais. Là, je me blottissais dans un petit coin, à l’abri des regards. Comme le temps passait, je me mis à sentir ma respiration. Elle se diffusait tel un parfum. Non, lune ne vient pas. Respirer, ça ne fait pas de bruit.
Alors,
sur ces quais aux parvis luisants, mais secs, avec le sifflement des fils sur les mâts, le temps s’arrêta.

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Je souris. Lui faire mal, c’était l’enlacer avec douceur, lui déposer un baiser sur sa peau tendre à quelques centimètres de ses blessures. Il s’était retourné : recroquevillé, les cicatrices à nu, et, implorant de son regard qu’il avait brillant et franc, avait prononcé alors que je m’avançais, tellement lentement vers lui que l’émotion le surprit : « Ne me touche pas, sinon on ne s’en remettra pas. »

Adieu Joe

Ils partirent sur les routes, leur coeur hors d’usage
Ils se regroupèrent par grappes, nombreux
Leur souffle les portait au travers des cèdres
Et ils espéraient, vêtus de manteaux verts
Là, certains se languissaient, échauffés
Leur visage rougi, proches de la vague
Ils hurlaient, leur pas arrêté
Visiblement, ils n’aimaient plus, là
Sur la côté basque, les yeux clos
Tout tremblants, au milieu de cette audience
Nous gémissions, nous les encouragés
Le plus fort, je le savais, c’était le plus lent
Nous comptions sur lui pour éradiquer l’adversaire
Pas comme les autres, ceux que nous connaissons
Autrement nous devions faire, tel les ancêtres
Mais radicalement autrement, comme des enfants
Nous rêvions, habités du désir de ne pas être congédiés
Mais nous gardions la flemme, tout au bord,
Hommes soumis à la terreur
Mais courageux, plein d’une ferveur plaisante
Ils n’useraient jamais notre joie
Certes il faudrait du temps pour nous conquérir
Car la fin sera émouvante
Oui, la porte allait venir
Mais pour l’instant, qui peut prédire l’avenir ?
Là, l’envie de continuer le combat devient urgente

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Il entre. Il est grand, il est tout en muscles, il a les yeux bleus. C’est un gars de la rue, la rue où il a grandi, lui gitan, grandi dans une caravane, la rue d’où il vient quand il entre ici. Ici, c’est une petite chambre au-dessus d’un café. Le café de mes parents. Il s’assoit après ces dix minutes où il me regarde, où il parle, où il se tait.
Puis,
il s’allonge à côté de moi, il écarte le pan de ma chemise pour y découvrir ma poitrine tout en écoutant le poème que je lui récite. Il masque sa peur dans des gestes lents, je masque mon angoisse découvrant son arme à sa ceinture. Ses paupières battent, comme surprises par de la timidité quand j’empoigne son bras. Il me tourne pour me serrer contre lui, je lui dis : « Attention » en entendant quelqu’un monter les escaliers. J’ai peur que mon père entre pour me déballer toute sa journée. Et nous ressentons la puissance du soulagement quand les pas continuent à grimper au-delà de la petite chambre. Je tombe dans les bras du gitan et le caresse jusqu’à profiter de ce nouveau bonheur. Maintenant nous irons main dans la main.

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Ce corps que je découvre encore à chaque marée, ce corps qui est toujours d’accord pour se mettre en accord avec mon corps. Ce corps sans cesse renouvelé par son goût de prendre à coeur et à corps chaque instant de la vie revient me dire « bonjour ». Ce corps encore proche de mon corps crie à corps perdu de revenir encore.

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Je déchirai ces dernières en une brusque secousse. Joe s’arrêta de parler. C’était son bien précieux et je l’avais encouragé à les écrire, jour après jour, et ces jours étaient devenus des semaines. Puis, des mois. Ses yeux faillirent sortir de leurs orbites. J’ai cru qu’il allait me sauter dessus. Joe et moi, nous nous étions rencontrés dans les tranchées. Nous ne nous quittions plus. Quand l’obus secoua la terre, et que Joe hurla qu’il allait franchir la ligne pour bondir dans le no man’s land, je pris les feuilles, ces feuilles qu’il avait écrites avec le sang de son coeur. Son attention se fixant sur moi, il oublia son envie de s’extirper du trou, il oublia les débris d’os et de chair qui tombaient autour. Il ne pensait qu’à une chose : m’étrangler.
Alors, je saisis mon arme, bondit hors de la tranchée et fonçai devant moi, en hurlant : « Adieu, Joe ! »

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Il ne fléchirait pas. Il n’en avait parlé à personne. Il était allé le chercher après des mois de recherche. Il l’avait bichonné comme son grand-père lui avait appris à le faire ici même dans cette ferme. Elle l’avait supplié qu’elle n’en voulait pas, pas après ce qui leur était arrivé, pas après ce que ça leur avait coûté, la maladie et la mort de l’enfant. Ils n’avaient plus un sou, ils ne vivaient plus main dans la main. Mais, il ne fléchirait pas. Il voulait qu’elle reçoive ce don. Elle en rêvait depuis petite fille, petite fille quand elle venait à la ferme et qu’il avait commencé à jouer avec elle jusqu’à l’aimer. Elle y avait droit, surtout après l’épreuve et tout ce qu’elle y avait laissé. Elle ouvrit la porte, il la prit par la main, il la fit même courir pour qu’elle découvre ce qu’il lui avait choisi, ce qu’il allait lui offrir. Alors, elle pleura quand il ouvrit la porte du van et qu’elle vit le magnifique étalon qui en descendit.

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Au dernier étage, j’attends Batman. Il fait nuit, il pleut, il y a du vent. Personne ne vient plus dans ces locaux d’un service psychiatrique désaffecté. La psychiatrie a disparu depuis longtemps. Ma vie a basculé le jour où Batman m’a appelée pour que je travaille avec lui. Je vivais depuis deux ans dans une grotte à quelques kilomètres de Gotham. J’y vivais avec un être que la société avait rejeté. Nous vivions la nuit pour que personne ne puisse nous atteindre. Et un jour, ou plutôt un soir, il est venu. Il avait entendu parler de moi pour mes années de service dans la santé mentale et dans les milieux de la marge.
Nous nous retrouvons chaque vendredi au dernier étage dans la pénombre pour élaborer le planning de la semaine suivante. Pour accompagner ceux que l’État ne soutient désormais plus.
Dans la city la vie devient étouffante. Les poubelles empêchent les voitures de circuler, les devantures des magasins sont fermées. Chaque jour, les gens noircissent les trottoirs en hurlant. Dans les arrières-cours, je reçois cette cohorte de personnes qui viennent s’épancher. Il y a Paula qui organise ce qu’elle appelle des cercles de paroles. J’aime voir les gens parler à nouveau, car il y a des années, ils se sont tus presque du jour au lendemain le jour de la grande peur. Plus personne n’eut la force de se battre. Il fallut du temps pour recommencer à frémir, à sourire, à chuchoter. La grande peur nous avait tétanisés au point que notre parole fut bloquée. Batman parla peu, mais je compris vite sa proposition. Ce fut long, ce fut pénible. Peu à peu, nous pûmes nous retrouver dans les refuges ignorés de la Police. Il ne s’agissait plus de comprendre, nous avions besoin d’agir pour nous sentir vivants. Paula m rejoignit et tout de suite elle toucha mon coeur et ça me fit tellement de bien, moi qui avait vécu dans la grotte et continuait à y vivre. J’aimais sa façon de trouver rapidement des solutions, de créer de nouveaux dispositifs, de toujours ruser avec l’adversité. Nous résistions depuis des années, et nous devions maintenir ces bulles de solidarité intactes coûte que coûte.
C’est le dernier jour. Personne ne le sait sauf moi. Alors je les regarde avec beaucoup de tendresse et de tristesse. Deux émotions que j’éprouve dans un monde peuplé de zombies. Car ils nous ont élevés à l’indifférence. C’est le dernier jour où nous ne parlons pas russe. Car ce territoire n’est plus le nôtre, il est celui de demain.

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Dans une grotte, je fume par amour. On m’a toujours dit : « Faut pas faire n’importe quoi pour un autre que soi. »
Je fume par amour, j’ai quitté mon lit et j’ai couru. Toute ma vie j’ai semé des lettres et des gestes tendres. J’évolue sur les âmes, sans aboutir. De désespoir et par détresse, je crée des cabanes pour mes aimés. Je n’explose pas. Il n’est jamais question de réduire mes intentions, j’attrape tout ce que je peux quitte à désarmer le pire des salauds. Je lutte contre ma honte, vêtue de guenilles. J’aspire à retrouver mon jardin, m’y asseoir et manger. Et ressentir l’effet que ça fait de goûter au souffle de la rédemption.

Mercredi comme un jeudi, mon coeur est toujours ouvert.

C’est la première fois que je viens. Et cet endroit, j’y ai pensé pendant des années. J’y pensais le soir, le matin, la nuit. Je venais venir le jour où tu serais prêt. Je ne sais pas si tu as remarqué ce temps d’attente comme nécessaire à tant de personnes. Je n’avais pas ce souci, moi je pensais que je t’attendais depuis longtemps, donc quand je t’ai rencontré, je n’avais pas envie d’attente. Mais toi, tu n’étais pas dans le même état d’esprit. Tu avais d’ailleurs perdu ton esprit. C’est la première fois que je viens pour te voir.
Maintenant que tu as récupéré ta tête,
ta tête qui t’avait abandonné sur le champ de bataille, de l’autre côté de la muraille.

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Elle est gaie. La surprise dans le Kinder est exactement ce qu’elle voulait. Elle se dit que c’était son jour de chance alors elle partit acheter des tickets de jeux au tabac de Richard, elle qui ne jouait jamais ! Et elle sauta en l’air : elle gagna cent euros juste de quoi s’acheter la paire de baskets dont elle avait envie depuis des mois. Et quand elle arrive au magasin, elle s’étonna de l’ouverture des soldes. Elle fit une économie de vingt-cinq euros. Avec elle put s’acheter un maillot de bain. Parfait ! Elle avait donné rendez-vous à Antony demain matin à la piscine des Tilleuls.

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Ils se réunissaient dans le bidonville, ils y étaient nés, ils y revenaient. Le chef était un petit bonhomme qui avait l’air de rien, genre habillé de loques. Sauf qu’il était un prince. Un vrai. Il les fédérait, avec l’étincelle de l’intelligence, celle qui écoute la pauvreté des uns, l’arrogance des autres. Car dans les deux cas, il s’agissait de la même quête : les uns et les autres demandaient de l’amour, sans même le savoir, car, pour la plupart, ils ne l’avaient jamais connu. L’homme était accompagné d’un dindon qu’il avait recueilli à la naissance. J’étais son escorte, et même si j’étais une fille, je n’étais pas son escort girl. Vous comprendrez. Je l’escortais. Seule la transcendance avait pu imaginer une telle association. Improbable, et pourtant magique et efficace. Les gars venaient des quatre coins du pays, le temps était venu de fronder.

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Le matin je vois la fumée du café danser au-dessus de la tasse. Sa volute disparait quelques secondes après. C’est dans ce mouvement que je reçois le message du temps qui passe, le temps s’incarne dans le dessin de la vapeur d’eau.
Le midi je sens les pommes qui se caramélisent dans le four, et leur enfonçant un couteau dedans, je teste la dureté de leur chair.
Le soir j’entends les frites qui sautent dans l’huile comme des enfants qui jouent à la marelle. Les patates découpées rigolent ; leurs rires me rappellent ces moments d’enfance où nous allions au bord de la plage, près de la jetée à la baraque à frites, baraque à frites qui est toujours là… Malgré les années qui ont passé.
Le soir j’entends mes souvenirs frapper à la porte.

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Ce samedi-là, Elisa passa plus de temps que d’habitude dans le grenier où elle se rendait tous les jours depuis que son être aimé avait disparu. Vers midi, elle avait vu un papier blanc dépassant d’un livre alors qu’elle époussetait l’étagère. Elle avait tiré dessus et reconnu son écriture, l’écriture de son cher… Avec un petit dessin. « Où tu seras, je serais, là où je serai, tu seras. » En-dessous, un petit dessin comme un plan, elle y reconnut la gare du village, la boulangerie… Elisa s’assit sur une chaise, son regard se perdit dans le ciel qu’un orage tentait d’envahir. Elle retourna le papier en se souvenant de sa voix, sa voix le matin et sa voix le soir, sa voix quand il la caressait, allongée dans l’herbe. Et, sur le verso du dessin, Elisa fut surprise par une date et une heure.
Des larmes montèrent en elle.
C’était le lendemain.

Chaud et chou

Oh, mais j’adore ton oeil gauche. Il s’allume dès qu’il me découvre dans son champ de vision. Quand je le capte, je me mets à scintiller tel les planctons dans la mer à Vancouver. Et, liane dans la jungle, je danse en ondulant. En sachant que j’ai envie d’y plonger comme dans un océan de menthe à l’eau. Avant de nous rencontrer, nous ignorions qu’une telle vie pouvait exister, et maintenant nous ne saurions nous en passer.

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Il décolla ses lèvres des miennes et il dit : « Respire. » Je tendis ma main. Ouverte. En me détachant de lui.
Avec la sensation que mon coeur allait jaillir de ma poitrine. C’était une époque où le monde flambait. Il jeta un regard de braise sur moi, sur les lèvres qu’il venait d’embrasser, sur mon corps, sur… cette main tendue. Je lui dis :
– Aide-moi, toi que j’aime déjà tant.

Il trembla, ne me lâchant pas du regard.

il dit : « Comment ? »
Je répondis :
– Ne pars pas même si le monde est en débris.

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Sachez que je voudrais être aimée, dis-je à la cour,
Sachez que je voudrais savoir ce que ça fait de me sentir aimée au point de sentir la sécurité, dis-je au président, un homme aux yeux ronds comme ceux d’un phoque et à la barbe rousse, avec des joues qui rappelaient celles de Youcef.
Sachez que je voudrais vivre dans un monde où on peut énoncer les choses franchement, où l’authenticité paie, alors que vous prétendez chercher la vérité dans une arène où le masque le plus subtil gagnera.
Sachez que je voudrais être entendue, vraiment entendue, je suis venue seule à la barre pour être écoutée de vous, tout en ayant conscience qu’un homme en robe, je doute de sa capacité à ouvrir ses oreilles vers son coeur.
Sachez que je voudrais hurler sans que personne ne me juge pour ça, car je connais la mécanique du poussage à bout par ceux qui ne ressentent plus rien.
Sachez que je suis descendue dans les abysses, ces abysses dont vous ne savez rien.
Sachez que je voudrais de la reconnaissance, que quelqu’un discerne ce qui me trace, pour avoir l’opportunité de renaître.
Sachez que je voudrais être comptée comme un membre de cette société.
Sachez que je voudrais être accompagnée quoi que vous décidiez.
Sachez que la peine doit être endurée avec chaleur et tendresse.
Sinon ça ne vaut pas la peine.

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C’est pourquoi elle est élue. Elle est élue pour prendre le sabre et couper la tête des vermines.
Elle est élue pour nettoyer les fonds du fleuve et mettre en place une stratégie de lumière.
Elle est partie des années dans les montagne. Elles ont changé son corps, elles ont changé son âme. Elle a appris à méditer jusqu’à l’illumination. Elle a plongé au profond d’elle-même. Aussi a-t-elle rencontré l’amour en se rencontrant, la peur la quitta.
La nuit elle entendait les loups qui venaient à elle, le jour elle sentait le vent sur la peau de son visage. Son regard changea, sa posture aussi.
Elle redescendit dans la vallée un jour de février. Il faisait froid, elle portait sa capuche sur la tête. Personne ne la reconnut.
Elle prit le pouvoir dans un monde où les hommes avaient perdu tout espoir.
Elle dit : « Vous aurez justice, ainsi retrouverez-vous les palpitations de votre coeur. »
C’est pourquoi elle est élue.
Elle leur parla en les regardant dans les yeux.


Le vent soufflera très fort, tu le sais. Et j’aimerais te demander : « Comment le sais-tu ? » Sauf que tu le sais, je ne te le demanderai pas, car tu ne répondrais pas.
Oui, bien sûr, le vent soufflera si fort que nous tiendrons à peine debout et cela ne nous empêchera pas d’aller au bout de la digue.
Nous devons tenir la promesse.
Malgré le vent, surtout avec le vent.
Nous tiendrons la promesse, car nous sommes de ceux qui possédons ce savoir-là. Le monde tiendra grâce à ceux qui tiendront la promesse. Tu sais que nous ne pouvons rien faire contre la bourrasque qui nous saisira, et tu éprouveras ce frisson que tu cherches tant. Tenir debout dans la tempête, tenir debout dans la tempête avec quelqu’un à tes côtés et quoiqu’il arrive, ne pas lui lâcher la main.

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Je sais que tu m’attends, tu sais que je t’attends, j’y consacre mes heures et mes ongles rongés. Cela change tout et cela ne change rien.
Je sais que tu m’attends et cela sans affecter tes nuits où tu dors comme un bébé, que dis-je, mieux qu’un bébé. Tu m’attends, loin de moi, et on se demande bien ce que nous attendons. Finalement, nous n’attendons rien, car nous avons tout mis en place pour en être là, cette distance et tous nos empêchements.
Pendant quelques années, j’ignorais que tu m’attendais. Puisque c’est toi qui avais quitté la pièce dans laquelle nous étions. Je ne sais pas pourquoi, je restais à attendre, attendre ton retour.
J’ai su que tu m’attendais le jour où ton frère est venu me voir et me raconta ce que tu faisais tous les matins. Jamais je n’aurai imaginé que c’était possible, et encore moins pour moi.

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Il me voit en train de pleurer. Il ne savait pas que je pouvais pleurer. Il pensait que j’étais celle qui fait des tartes aux pommes, qui a toujours une belle idée de promenades, des stylos de couleurs dans son sac, des bonbons dans ses poches, des poèmes dans la bouche. Celle qui tend ses bras pour le consoler, celle qui lui prend la main pour le retenir quand il est au bord du précipice, celle qui sourit à l’annonce des mauvaises nouvelles et sort son harmonica. Il me voit pleurer et ce qu’il ne sait pas, c’est que je vais pleurer très longtemps.
Car c’est la première fois et que j’en ai besoin.

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Il n’aurait jamais cru qu’il la verrait un jour. Mais elle était là. Ça faisait au moins deux ans qu’il l’attendait, alors il y pensait moins. Il vivait avec l’attente, au fond de son coeur, comme un petit moineau lové dans une grotte. Et personne ne le savait. Il pensait que les autres n’attendaient rien. Qu’il était le seul à avoir deux vies dont une tapie dans l’ombre où il l’attendait, elle et son quotidien. jusqu’à ce jour où il avait ouvert la porte du salon en rentrant

Garde à vie

Avant que le téléphone sonne, je vidais le lave-vaisselle. Je me relevai, ne décrochai pas. Ça faisait des années que le fixe n’avait pas sonné. J’avais déménagé. Les gens m’appelaient sur mon portable, ignorant où je logeais. Un matin, j’avais porté mes cartons jusque dans un camion. Puis, j’avais quitté la ville.
Le silence revint. Qui m’appelait ? Bien sûr, j’avais une idée. Mais je me dis que c’était impossible. Ça n’existait que dans les films, ou les romans. J’avais écrit ce numéro des années auparavant sur une lettre. Pouvais-je envisager que la personne ait retrouvé la lettre ?
Je rangeai la vaisselle propre. Puis je m’assis pour écouter mon coeur battre. Je pensai au premier soir où j’étais revenue ici, où je m’étais couchée tard après avoir vidé le camion des cartons, où j’avais attendu que la douleur passe sans qu’elle ne passe jamais. Je m’étais mise à attendre l’été et il était venu. Dans la cuisine, devant le lave-vaisselle vide, les battements de coeur revinrent à la normale. Je me souvins de cette femme qui m’avait parlé de mise à l’épreuve. Parce que je ne mettais jamais les autres à l’épreuve. Sauf qu’un jour j’étais partie loin. Sans laisser d’adresse.
Le téléphone sonna à nouveau.
Quelqu’un ne m’avait pas oublié.
Et je sus que je ne décrocherai pas tant que je n’aurais pas ressenti l’effet de la mise à l’épreuve de l’autre pour moi. J’avais attendu des décennies. Je sus que je ne me lèverais pas de la chaise… Pas avant longtemps.

Je dégustai l’idée que je ne devais pas me lever pour acheter l’amour. Ne plus faire ces quelques pas vers l’autre. Ces quelques pas tel une funambule au-dessus d’un canyon, les bras en croix. Ces bras en croix comme un garde à vous. Je levai les yeux vers la fenêtre au moment où un reflet rouge irradiait le mur au-dessus du lave-vaisselle, une fumée noire montait au ciel que des flammes de plus en plus longues léchaient. Je ne bougeai pas, je n’étais plus celle qui se précipite en dévalant les escaliers pour porter secours à la moindre alerte.
Qu’ils crèvent tous. J’en avais rien à foutre.
Le téléphone sonna. Je voulais encore l’entendre, même après l’arrivée des pompiers. Le moteur d’un hélicoptère approcha, des sirènes retentirent et des voix d’hommes surgirent des bois. Les taches rouges des camions de pompiers vinrent décorer la scène. C’était loin et c’était proche comme ce passé qui sonnait au bout du fil. Ça faisait la sensation d’un balancier comme mes mains quand je funambulais. Je ne ressentais rien de l’angoisse que j’avais pu connaître. Plus il y avait de la fumée, plus l’incendie me paraissait petit. Plus l’air me semblait pur. C’était donc ça, le calme.

(J’ai perdu deux pages…)

Elle cria :

– Ça va ?

Je lui criai :

– Tu viens ?

Elle répondit :
– Oui, bien sûr, attends-moi, je vais chercher mon manteau. Je descends.

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C’était une phrase percutante et depuis, elle est plantée dans mon cerveau comme une plume d’indien. Elle est aussi plantée dans mon coeur. Et parfois je hisse un drapeau au-dessus de la maison où elle est écrite.
Je vais à l’église où je la répète en un mantra qui va et vient comme les vagues où je trempe mes pieds, même en hiver. C’est ta phrase pour moi en cet instant précisément où ma vie bascula.
Et je veux qu’elle soit tout le temps avec moi et que tu la graves sur ma tombe.
S’il te plaît.

Real life

J’essayais de le persuader, n’imaginant pas que c’était impossible de le ramener à la raison. S’il sortait le soir en ne lâchant pas son intention, il se retrouverait de l’autre côté du mur. Mais il ne m’entendait pas. Jamais il n’envisageait la conséquence de ses actes. Il ne vivait que dans le présent qui le happait en une fébrilité angoissante. Sa seule porte de sortie était de partir dans la nuit pour passer à l’acte. Aucun de mes raisonnements n’avait prise sur lui. Il s’échappa dans l’obscurité en hurlant.
Le lendemain, le commissariat me téléphona.

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Nous étions partis flâner au mois de juillet dans le champ du plateau. Jean appelait ça glaner, je savais que c’était une cavale, mais ça ne nous empêchait pas de glaner pour de vrai. Il passa une couronne qu’il avait tressée un soir, autour de ma tête. Je me souvenais de ma voix qui avait prédit l’avenir tel Cassandre, je me souvenais du jour et de l’heure de ce que je savais : ce qu’il allait entreprendre ne ferait qu’aggraver son cas et donc le mien.

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Il était deux fois mon coeur. Ou devrais-je dire ma chance. J’ai eu une seconde chance pour mon coeur. J’ai pris le temps pour comprendre et puis l’accepter. Quand mon coeur m’offrit une deuxième fois, je restai sidérée. Deux fois, quel luxe ! J’avais toujours vécu comme si je n’avais qu’un essai et ça me mettait une pression hallucinante. Ça venait sans doute de ma position d’aînée. On te fait déminer le terrain, surtout si tu es une fille. Si tu exploses, ce n’est pas grave. Le garçon viendra.

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Chaque fois qu’en entrant dans une maison il sentait une odeur d’assouplissant, il avait envie de rester. Comme s’il pouvait recoudre son enfance, pour effacer celle qu’il avait vécu. Il cherchait un stratagème pour être accepté par ceux qui avaient ouvert la porte. Un jour, il pénétra une demeure. Ce ne fut pas une odeur de Soupline qui lui vint aux narines. Ce fut une odeur qui le dévasta. Là, il devait s’y installer jusqu’à sa réparation. Car il sut alors qu’elle était certaine.

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Percer un petit trou presque invisible, ça avait été sa tâche. Son but, sa vie.
Percer dans une matière quasi impénétrable, ou il aurait fallu exploser le noyau. C’était là où il revenait.
Percer l’insondable et que cela reste un secret, était-ce possible ? Était-ce même avouable ?
Percer ce trou sur cet immense rocher… Indestructible.

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Mon coeur est rouge brique comme les maisons du nord. C’est normal, c’est là-bas qu’il est parti il y a quelques années. et il y est resté. Du coup, mon corps a suivi. Une partie de mon âme y était dès le départ, vu qu’une partie de mes gênes vient de là, et encore mieux de la Belgique, ce qui est trop cool car les Belges ont plus de tendresse que les Français. Mon coeur rouge brique était fou de son oreille droite. Mais ça, c’est toute un histoire que je n’ai pas le temps de raconter.

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Je le regarde en train de pleurer. Il est petit et il s’était promis de ne jamais craquer. Pour lui, c’était une faiblesse de se dévoiler alors que moi, je me sentais si à fleur de peau comme lui en téflon. Alors, quand il baissa la garde au point de verser des larmes tranquilles, je me sentis toute remuée, presque inquiète, me demandant si je devais m’élancer vers lui pour le prendre dans mes bras, sauf qu’il risquait de me repousser, me demandant ce que je pourrais dire or il n’y avait rien à dire.

18 mai 2023

Le retour

C’est une histoire racontée par Luc. Luc était médecin, intéressant n’est-ce pas ?
Le fils prodigue, c’est le trésor de son évangile. Le fils cadet quitte la maison familiale et mène une vie de débauche durant laquelle il dépense son avance sur héritage. Quand il s’effondre et prend conscience de toute sa bêtise, il se dit qu’il va revenir travailler chez son père en tant qu’ouvrier. Son père l’accueille à bras ouverts, lui organise une fête, le couvre d’amour.
La fin de la parabole me fait monter des larmes aux yeux : « Il était mort et il est revenu à la vie ; il était perdu et il est retrouvé. »

Je demande à mon amie Isabelle : « Pourquoi le père l’accueille avec autant d’amour alors qu’il a autant déconné ? Elle me répond : « Parce qu’il a besoin de tout ça, parce qu’il a beaucoup souffert, parce qu’il est blessé, parce qu’il a fait le mal. »
Sa réponse me réchauffe. Ah ok ! C’est inversé par rapport à notre monde : quand tu as fait le mal, quand tu es blessé, on te massacre. On ne te répare pas. Pas vraiment.

Quand on revient de loin, quand on revient de la guerre, comme le fils prodigue, on se demande dans quels bras s’écrouler et qui aura cette capacité de consolation…
ou on ne se le demande pas tellement ça n’existe pas pour nous, ou tellement on croit que ça n’existe pas. Parce qu’on ne l’a jamais vécu. Et bien souvent ceux qui trouvent ce havre le détruisent car ils ne savent pas que ça peut exister. Pour ne l’avoir jamais connu.
Ces bras qui s’ouvrent et se referment sur toi avec chaleur…

Le retour chez soi, cet appel, l’aspiration à retrouver un havre, ça s’appelle la nostalgie.
Le père qui reçoit le fils égaré acceptant son retour et cerise sur le gâteau en organisant une fête de ouf, je le mets en relation avec la Hollande qui vide ses prisons et c’est le seul cas en Europe. Et la violence a diminué. Je me souviens d’un homme qui dit que la prison hollandaise lui a sauvé la vie. Il y est arrivé accro au crack. Il a dit qu’en arrêtant la drogue, elle l’a sauvé mais pas uniquement. Elle l’a sauvé parce qu’elle l’a bien traité. Et le fait d’être choyé tout en étant cadré l’a soigné. En France, on pense qu’en traitant mal quelqu’un, il va se séparer. Et on le pratique. Sans résultants positifs bien sûr.
La parabole du fils prodigue raconte l’inverse : il a été perdu il a donc besoin d’une fête. Tu es beaucoup blessé, tu as besoin de beaucoup d’amour, beaucoup de consolation et que ton autre tue le veau gras. Carrément !
Il revient nu.
Dans sa désolation.

Nous pouvons tous être l’enfant prodigue,
Si nous capitulons dans notre nudité, si nous retirons la carapace.
Ceux qui se mettent à genoux devant leur humanité ont droit à la fête du retour, à cet accueil chaleureux, au pardon. C’est une donne essentielle du message de Jésus.
Mais dans notre société, vers qui se tourner pour trouver ses bras qui se refermeront sur nous dans une tendresse inconditionnelle ?
Où revenir quand on est blessé à en être en mille morceaux ?
Où revenir quand on s’est perdu, quand on est mort ?

Nous pouvons être aussi le fils fidèle qui n’a jamais quitté son père et a tout bien fait comme il faut. On peut se demander pourquoi il constate : « Je te sers sans avoir jamais transgressé un seul de tes ordres et jamais tu ne m’as donné un chevreau, à moi, pour festoyer avec mes amis. » Car il n’a pas compris la leçon de la parabole. Il est le bon élève, soumis à l’ordre du père. Mais ce qu’il fait, il le fait juste pour être le bon élève, par soumission ? Est-il donc orgueilleux ? Narcissique ? Ou est sa part d’authenticité ? Vu que nous sommes dans une société où les pathologies du narcissisme pullulent, reflétant sa folie. Car difficile de monopoliser toute son énergie à son masque narcissique et d’être sain d’esprit. Passer son temps à compenser son image narcissique rend les gens fous.
Dans l’histoire, celui qui a transgressé et prend conscience de ce qu’il a gâché est celui qui a besoin d’une affection infinie. Il n’a pas de masque. Il est dépouillé, le mec. C’est l’intelligence du message de Jésus : celui est choyé dans sa blessure est celui qui est aimé.
Sans condition.
C’est au-delà la scission du bien et du mal.
C’est un autre monde. Jésus déteste les bons élèves qui le font juste par devoir, les Pharisiens, les légistes et les hypocrites. Difficile dans une société qui adule la punition et les bons élèves, qui méprise l’amour et la compassion, qui dévalorise la gratuité du geste et l’authenticité. Jésus ne supporte pas l’orgueil puisque c’est les Hommes que nous aimons et non les masques. Et c’est là que l’amour se joue :
dans la nudité,
dans l’absence de condition,
dans la consolation,
dans l’abandon à ses larmes,
dans la vulnérabilité à vif
parce qu’elles sont notre humanité.
C’est là que nous sommes aimés dans notre entièreté.
Il n’y a pas de comptabilité, de calcul, d’intéressement, d’intérêt au sens commercial.
L’amour efface la dette, le stigmate, la culpabilité.

Je disais que si tu revenais, je t’accueillerais. Tu sais cet abandon contre l’épaule de l’autre.
Je me souviens de toi à qui j’ai ouvert mes bras et dans lesquels tu as hurlé et pleuré, combien de temps déjà ?
Et je me souviens de tes bras.

Le retour, c’est ainsi que ma vie s’est articulé.

Tu vas me dire que je vis dans un monde d’il y a deux mille ans.
En même temps, y a deux mille ans, les Chrétiens étaient marginaux et martyrisés.
Alors, j’ai envie de te dire : « Oui, je vis y a deux mille ans. »
Car,
Où revenir quand on est blessé à en être en mille morceaux ?
Où revenir quand on s’est perdu et qu’on est mort ?

11 mai 2023
Peinture : Puvis de Chavannes

Nous avons bu comme des chiens

Je n’ai aucune envie de démarrer quoi que ce soit, à part ma Ferrari. Pour disparaître. Partir sans adresse, vous n’en avez jamais rêvé ? Juste emmener son corps, ses pensées, son âme, pousser la porte d’un bar dans un village inconnu. Se poser sur une chaise et sentir la vie, en soi et autour de soi. Attendre une heure, des jours, une année que l’attente se dissolve. Cette attente dans laquelle j’ai été emmurée un certain temps. Un jour, un homme s’assiéra en face de moi, je me mettrai à parler puis à raconter ce temps-là jusqu’au départ. Le départ en Ferrari.

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On se souvient peut-être que je suis revenue dans cette ville au printemps. On se souvient peut-être que j’ai loué une chambre dans l’hôtel au bout de la rue. On se souvient peut-être que j’ai attendu quelques jours avant de descendre au bar, un soir. On se souvient peut-être que j’étais partie dix ans auparavant, une nuit.
On se souvient peut-être que la ville s’était tue pendant deux semaines. On se souvient peut-être qu’elle avait recommencé à frémir quand trois hommes étaient arrivés un soir et on ne les connaissait pas. On se souvient peut-être comment la vie est revenue parce qu’ils sont restés. Presque une année. On se souvient peut-être que je n’étais pas folle en ce temps.

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Tu te retournas deux fois. C’était le signe convenu. Ils s’avancèrent, armés et cagoulés. Les voitures s’arrêtèrent. Net. Le silence claqua. Tu levas la main, il apparut, venu de nulle part et courut vite, baissé sur ses jambes. Nous étions tous en apnée. Comme sous l’eau. Il posa l’explosif sur la porte de l’engin arrêté. Les autre surveillaient. Quand ça péta, tu baissas la main, ils passèrent dans le trou pour en ressortir deux secondes plus tard. Ils détalèrent, lui avec eux. Tu les suivis. J’entendis le bruit de nos respirations revenir, et le bruit de la ville la prit à nouveau en étau. Tu te retournas une fois, je démarrai la voiture et c’est là que je vis à la plissure de tes yeux que tu souriais.

Le lendemain, tu déposas un bol de chocolat chaud sur la table. Je ris.
– Qu’est-ce qui te prend ? Un chocolat chaud ?

Et là, tu te penchas et m’embrassa. Longuement. Tu savais que j’étais à ta merci et que j’aimais ça. J’étais ton chauffeur et j’aimais ça. Le chocolat chaud, bien sûr, c’était le souvenir de notre rencontre à Bruges. Et ce bol que tu avais préparé pour mon réveil, c’était la peur qu’il révélait. C’était le lien avec nos premiers moments, celui que tu ne voulais pas perdre. Cette sensation de flottement dans lequel on se permet de plonger parfois.
Quand tes lèvres se détachèrent des miennes, je pris ta main :
– Ne t’inquiète pas, ça va aller.
– T’es sûre ?
– Bien sûr. Qu’est-ce que je pourrais faire pour te rassurer ?

Des larmes montèrent à tes cils. Et là, c’est moi qui me levai pour t’embrasser.

– Maintenant que nous sommes montés au fourgon ensemble, rien ne pourra nous séparer et tu le sais.

Tu me pris dans tes bras et je sentis l’abandon de ton corps contre le mien. Oui, tu avais confiance, ta respiration se ralentit. Apaisée.

Un mois plus tard, tu dévalas les escaliers, ton gros sac sur le dos. Tu avais retrouvé ton sourire sans traces de ce que nous nommions l’attente anxieuse.
Tu me regardas fermer la porte de la petite maison et tu courus à la voiture. Tu saluas le chauffeur arrivé cinq minutes plus tôt. Tu avais ce goût pour la précision des horaires, c’était précieux pour nous. Je montai derrière et pressa l’épaule de celui venu nous arracher à l’immobilisme. Il rit. Il appuya sur l’accélérateur. Je me répétai silencieusement : « Ça va aller. » Car dans le véhicule, il y avait ce que j’avais de plus précieux : elle et lui.
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Il n’avait jamais pleuré devant moi. Ses sanglots rompirent le dialogue. Je luttai pour ne pas pleurer à mon tour tellement ça me remuait de le voir ainsi.
À nu.
Pleurer une heure, c’est long et il le faut : ne pas interrompre la mélopée des larmes. Je m’étais avancée vers lui, pour le consoler. Lui proposer mon épaule, mes bras, une accolade ou une étreinte. Il se blottit contre ma clavicule tout en continuant son râle qui semblait ne jamais devoir finir. Et qu’avais-je donc dit ? Un mot peut tout bouleverser. Je le serrai contre moi et il me dit, le nez bouché : « Comment peux-tu ne pas voir l’évidence ? » Je continuai à le serrer car j’avais peur de dire une connerie, encore une… J’avais envie de lui dire : « Quelle évidence ? »  Je me tus. Car, tout à coup, je compris pourquoi je ne voyais pas l’évidence. Mais je continuai à me taire.

J’ouvris la fenêtre sur la vallée cernée de montagnes et de soleil. Le calme m’enveloppa et me réchauffa. En contre-bas, la Porsche. Ce n’était pas une blague. Elle était là. Je me disais que sans doute j’allais rester au chalet. Avant, je n’avais jamais osé : quitter Paris, son brouhaha et ses gens agités, pour la nature et l’écriture. L’évidence, ça avait été ça : j’attendais depuis des années qu’il me dise des mots d’amour.
Je dévalai les escaliers.

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Le bonheur le plus calme du monde nous prit par derrière. Nous n’avions jamais imaginé qu’il viendrait à cette manière. Nous étions dans les abysses depuis quelques années, être dans les abysses revient à rentrer dans un monde où personne ne te voit. C’est le phénomène de l’enfant du placard. C’est le phénomène du prisonnier. Le bonheur le plus calme est venu quand j’avais arrêté de tenter de remonter à la surface. Non pas que je m’étais résignée, mais j’avais regardé ailleurs.

Je désirai y aller. Coûte que coûte. Il rafla tout y compris le poisson qu’il emporta dans le bocal. Il me subjuguait avec son T-shirt jaune et son regard prune. Il prit également les oreillers, même ceux dont quelques plumes s’échappaient. Puis, nous courûmes avec joie. Je l’avais choisi pour le suivre jusqu’au bout. Je l’adorais. Il souriait sous le soleil. Je voulais mûrir avec lui, traverser la vie à ses côtés tel un ménestrel au tambour, grande comme une asperge, en gardant cet enthousiasme enfantin, en sautillant, en lui tenant la main.

4 mai 2023

Ma peluche poulet

Toujours mes textes écrits lors des ateliers que j’anime en psychiatrie. Parfois il manque des pages, des dates. Il en reste un fil conducteur, vous le voyez, n’est-ce pas ? Ces textes furent l’époque où j’allais quelque part.
Tu m’as dit que je ne parlais pas de moi. Je ne le fais pas exprès et c’est sans doute à force de me sentir invisible. Et je sais de mieux en mieux ce qui peut construire ce qui a été brisé. Le retour en un sens, le retour dans un autre et le retour avec encore un autre sens comme quelqu’un qui fait le geste de décrocher son téléphone pour prononcer un « merci. » Je sais de mieux en mieux ce qui répare un être brisé en mille morceaux.

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Tu posas ta gourde à côté de toi, je me levai tellement vite pour la ramasser que nous en fûmes tous les deux si surpris que nous arrêtâmes de parler, alors que nous étions dans une grande conversation sur le temps. Moi, penchée, à genoux, je sentis que je me mis à rougir de cet élan et j’eus envie de te dire : « Tu vois qu’on peut voir le futur », mais je me tus. Je secouai ma tête pour que mes cheveux recouvrent mes joues cramoisies. Nos regards ne se croisaient plus. Nous reprîmes notre marche. Nous ne parlions plus.
Puis, à un tournant, le chemin s‘avéra étroit. Je ralentissais le pas pour te laisser passer. Tu t’arrêtas. Ton arrêt me força à lever la tête et mon regard se posa sur le tien. Nous avions monté ce flanc de montagne pendant des jours. La nuit, nous dormions l’un contre l’autre. Je t’avais dit que le hululement de la chouette m’effrayait. Tu faisais mine de ne rien remarquer quand j’enfilais mon pyjama-grenouillère avant de me coller à toi.

Ce jour-là, je t’ai repoussé quand tu t’étais approché de moi du pas de trop.
Tu as dit :
– Pourquoi ?
– Je veux être sûre du lien, je n’embrasse plus pour rien, pour des pacotilles.

Tu as mis ta main à ta ceinture, tu en as retiré ton couteau et tu as prononcé cette phrase qui me marqua au fer rouge ;
– Si nous mêlons nos sangs, c’est assez pour toi ?

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Tu es descendu du train. Je t’attendais, mon sac à dos à mes pieds. Dès que j’ai vu ta silhouette, j’ai paniqué. Sans en laisser rien paraître. Enfin, je crois. Nous ne nous étions jamais vus. C’est ce que nous croyions avant de nous voir. Tu avanças vers moi, moi ignorant si tu allais me reconnaître. Bien sûr que tu allais me reconnaître si ce n’était pas déjà fait. Je retrouvai cette démarche, cette dégaine, ce look vestimentaire inimitable, ce visage… Ce visage gravé à jamais en moi. Nous nous saluâmes sans rien révéler de l’improbable de la situation. Je me souvins de toi il y a longtemps disant : « Je te le promets. »

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Les hommes se précipitèrent vers la femme. Au milieu des flammes, attachée à un poteau de bois. Ils franchirent le rempart de feu et la prirent sans regarder derrière eux.
Le chef la plaça devant lui sur son étalon. Il leva le bras pour rassembler ses gars et tira la bride pour quitter le village dévasté. Elle gémit, il la serra contre son torse pour la rassurer. Il galopa, sa troupe à ses arrières. Il leur fallait à tout prix atteindre la rivière au plus vite.
Et
il vit les arbres au bord de la berge. Il respira. Encore une centaine de mètres…
Il sentait l’odeur de la femme, cette odeur qu’il n’avait jamais pu oublier. Il avait quatorze ans et elle fut la première qui se coucha près de lui, nue.
Il grogna en découvrant le flot rapide de la rivière. Les chevaux s’arrêtèrent. Les hommes se rapprochèrent de l’eau. Ils firent attention en descendant la femme du cheval. Et la mirent à l’abri d’un saule. Le chef lui apporta de l’eau et lui nettoya le visage, couvert de suie. Elle prit son temps pour se ressaisir Elle le reconnut et sourit.
– Tu te souviens du chemin ?
– Quel chemin ?
– Celui de la veille de ton départ.

Curieusement, il ne se souvenait pas. Elle continua à détailler cette soirée et ce lieu. Avec sa voix rauque d’enflammée. Il s’assit à côté d’elle car l’écoutant, il commençait à comprendre qu’elle lui offrait une issue.
Il était parti, oui, un matin.
Comme elle évoquait leur dernière rencontre, il sentait pour la première fois ce qu’elle avait vécu lors cette promenade sur ce chemin. Ce qu’elle y avait mis de son corps, de son corps, en cet instant, encore vierge et prêt à s’ouvrir.

Il oublia la guerre, la rivière et son débit trop violent pour la traversée et la mine amaigrie de celle qu’il cherchait depuis des décennies. Il se rappelait d’elle marchant à ses côtés, le parfum de sa peau qui avait été chauffée par le soleil tout l’après-midi, ses lèvres un peu plus brunes que celle des autres filles qu’elle ourlait à la façon des rondeurs d’une brioche, les boucles de ses cheveux autour de ses oreilles.

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Dans sa vieille enfance qu’elle rejoignait parfois, Alice aimait à revenir à son jeu triste. Elle invitait Igor, car tant qu’à jouer, autant être plusieurs, et deux, c’est bien pour être tristes. Ils s’enfermaient dans un cercle carré tout en se maintenant dans un élan ralenti pour atteindre une infinité minuscule. Alice était fière car Igor avait compris assez vite ces règles qu’elle avait mise au point avec sa peluche poulet. Depuis que des milliers de gens défilaient pour Adama Traoré, elle cachait sa mascotte. Igor maîtrisa vite les notions de vide plein et d’air solide. Ce qui permit aux deux enfants de progresser rapidement. Les parents ne concevaient pas ce que les enfants trafiquaient dans leur inatteignable espace. Cependant, ça les arrangeait car du coup, ils pouvaient aller manifester le samedi après-midi dans ce roulement inerte que la vie toute récemment sociale imposait. Seules Alice et Igor prenaient conscience de l’extension régressive du monde et savaient qu’en jouant de cette façon qu’ils avaient inventée, ils sauveraient leur peau.
(…) Igor marcha sur une fleur flottante qui couina. Ça ne se fait pas. Maintenant que les adultes étaient tous partis manifester pour quelques années, les enfants avaient reconquis les rues du quartier où les coccinelles bleues arrivaient par milliers. Ils avaient hâte de partir sur la planète légère, abandonnant ainsi les lourdes plumes qui avaient tracé le passé. L’humanité souffrait cruellement de sa longue naissance au point que les adultes avaient adoptés des grosses puces sous leur peau sans rechigner. Igor et Alice, eux, se contentaient de brioches perdues et de fèves cassées.

écrit au cattp le 15 juin 2020 !
J’ai trouvé la mascotte poulet dans la rue à cette époque.

27 avril 2023