Garde à vie

Avant que le téléphone sonne, je vidais le lave-vaisselle. Je me relevai, ne décrochai pas. Ça faisait des années que le fixe n’avait pas sonné. J’avais déménagé. Les gens m’appelaient sur mon portable, ignorant où je logeais. Un matin, j’avais porté mes cartons jusque dans un camion. Puis, j’avais quitté la ville.
Le silence revint. Qui m’appelait ? Bien sûr, j’avais une idée. Mais je me dis que c’était impossible. Ça n’existait que dans les films, ou les romans. J’avais écrit ce numéro des années auparavant sur une lettre. Pouvais-je envisager que la personne ait retrouvé la lettre ?
Je rangeai la vaisselle propre. Puis je m’assis pour écouter mon coeur battre. Je pensai au premier soir où j’étais revenue ici, où je m’étais couchée tard après avoir vidé le camion des cartons, où j’avais attendu que la douleur passe sans qu’elle ne passe jamais. Je m’étais mise à attendre l’été et il était venu. Dans la cuisine, devant le lave-vaisselle vide, les battements de coeur revinrent à la normale. Je me souvins de cette femme qui m’avait parlé de mise à l’épreuve. Parce que je ne mettais jamais les autres à l’épreuve. Sauf qu’un jour j’étais partie loin. Sans laisser d’adresse.
Le téléphone sonna à nouveau.
Quelqu’un ne m’avait pas oublié.
Et je sus que je ne décrocherai pas tant que je n’aurais pas ressenti l’effet de la mise à l’épreuve de l’autre pour moi. J’avais attendu des décennies. Je sus que je ne me lèverais pas de la chaise… Pas avant longtemps.

Je dégustai l’idée que je ne devais pas me lever pour acheter l’amour. Ne plus faire ces quelques pas vers l’autre. Ces quelques pas tel une funambule au-dessus d’un canyon, les bras en croix. Ces bras en croix comme un garde à vous. Je levai les yeux vers la fenêtre au moment où un reflet rouge irradiait le mur au-dessus du lave-vaisselle, une fumée noire montait au ciel que des flammes de plus en plus longues léchaient. Je ne bougeai pas, je n’étais plus celle qui se précipite en dévalant les escaliers pour porter secours à la moindre alerte.
Qu’ils crèvent tous. J’en avais rien à foutre.
Le téléphone sonna. Je voulais encore l’entendre, même après l’arrivée des pompiers. Le moteur d’un hélicoptère approcha, des sirènes retentirent et des voix d’hommes surgirent des bois. Les taches rouges des camions de pompiers vinrent décorer la scène. C’était loin et c’était proche comme ce passé qui sonnait au bout du fil. Ça faisait la sensation d’un balancier comme mes mains quand je funambulais. Je ne ressentais rien de l’angoisse que j’avais pu connaître. Plus il y avait de la fumée, plus l’incendie me paraissait petit. Plus l’air me semblait pur. C’était donc ça, le calme.

(J’ai perdu deux pages…)

Elle cria :

– Ça va ?

Je lui criai :

– Tu viens ?

Elle répondit :
– Oui, bien sûr, attends-moi, je vais chercher mon manteau. Je descends.

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C’était une phrase percutante et depuis, elle est plantée dans mon cerveau comme une plume d’indien. Elle est aussi plantée dans mon coeur. Et parfois je hisse un drapeau au-dessus de la maison où elle est écrite.
Je vais à l’église où je la répète en un mantra qui va et vient comme les vagues où je trempe mes pieds, même en hiver. C’est ta phrase pour moi en cet instant précisément où ma vie bascula.
Et je veux qu’elle soit tout le temps avec moi et que tu la graves sur ma tombe.
S’il te plaît.