Nous avons bu comme des chiens

Je n’ai aucune envie de démarrer quoi que ce soit, à part ma Ferrari. Pour disparaître. Partir sans adresse, vous n’en avez jamais rêvé ? Juste emmener son corps, ses pensées, son âme, pousser la porte d’un bar dans un village inconnu. Se poser sur une chaise et sentir la vie, en soi et autour de soi. Attendre une heure, des jours, une année que l’attente se dissolve. Cette attente dans laquelle j’ai été emmurée un certain temps. Un jour, un homme s’assiéra en face de moi, je me mettrai à parler puis à raconter ce temps-là jusqu’au départ. Le départ en Ferrari.

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On se souvient peut-être que je suis revenue dans cette ville au printemps. On se souvient peut-être que j’ai loué une chambre dans l’hôtel au bout de la rue. On se souvient peut-être que j’ai attendu quelques jours avant de descendre au bar, un soir. On se souvient peut-être que j’étais partie dix ans auparavant, une nuit.
On se souvient peut-être que la ville s’était tue pendant deux semaines. On se souvient peut-être qu’elle avait recommencé à frémir quand trois hommes étaient arrivés un soir et on ne les connaissait pas. On se souvient peut-être comment la vie est revenue parce qu’ils sont restés. Presque une année. On se souvient peut-être que je n’étais pas folle en ce temps.

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Tu te retournas deux fois. C’était le signe convenu. Ils s’avancèrent, armés et cagoulés. Les voitures s’arrêtèrent. Net. Le silence claqua. Tu levas la main, il apparut, venu de nulle part et courut vite, baissé sur ses jambes. Nous étions tous en apnée. Comme sous l’eau. Il posa l’explosif sur la porte de l’engin arrêté. Les autre surveillaient. Quand ça péta, tu baissas la main, ils passèrent dans le trou pour en ressortir deux secondes plus tard. Ils détalèrent, lui avec eux. Tu les suivis. J’entendis le bruit de nos respirations revenir, et le bruit de la ville la prit à nouveau en étau. Tu te retournas une fois, je démarrai la voiture et c’est là que je vis à la plissure de tes yeux que tu souriais.

Le lendemain, tu déposas un bol de chocolat chaud sur la table. Je ris.
– Qu’est-ce qui te prend ? Un chocolat chaud ?

Et là, tu te penchas et m’embrassa. Longuement. Tu savais que j’étais à ta merci et que j’aimais ça. J’étais ton chauffeur et j’aimais ça. Le chocolat chaud, bien sûr, c’était le souvenir de notre rencontre à Bruges. Et ce bol que tu avais préparé pour mon réveil, c’était la peur qu’il révélait. C’était le lien avec nos premiers moments, celui que tu ne voulais pas perdre. Cette sensation de flottement dans lequel on se permet de plonger parfois.
Quand tes lèvres se détachèrent des miennes, je pris ta main :
– Ne t’inquiète pas, ça va aller.
– T’es sûre ?
– Bien sûr. Qu’est-ce que je pourrais faire pour te rassurer ?

Des larmes montèrent à tes cils. Et là, c’est moi qui me levai pour t’embrasser.

– Maintenant que nous sommes montés au fourgon ensemble, rien ne pourra nous séparer et tu le sais.

Tu me pris dans tes bras et je sentis l’abandon de ton corps contre le mien. Oui, tu avais confiance, ta respiration se ralentit. Apaisée.

Un mois plus tard, tu dévalas les escaliers, ton gros sac sur le dos. Tu avais retrouvé ton sourire sans traces de ce que nous nommions l’attente anxieuse.
Tu me regardas fermer la porte de la petite maison et tu courus à la voiture. Tu saluas le chauffeur arrivé cinq minutes plus tôt. Tu avais ce goût pour la précision des horaires, c’était précieux pour nous. Je montai derrière et pressa l’épaule de celui venu nous arracher à l’immobilisme. Il rit. Il appuya sur l’accélérateur. Je me répétai silencieusement : « Ça va aller. » Car dans le véhicule, il y avait ce que j’avais de plus précieux : elle et lui.
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Il n’avait jamais pleuré devant moi. Ses sanglots rompirent le dialogue. Je luttai pour ne pas pleurer à mon tour tellement ça me remuait de le voir ainsi.
À nu.
Pleurer une heure, c’est long et il le faut : ne pas interrompre la mélopée des larmes. Je m’étais avancée vers lui, pour le consoler. Lui proposer mon épaule, mes bras, une accolade ou une étreinte. Il se blottit contre ma clavicule tout en continuant son râle qui semblait ne jamais devoir finir. Et qu’avais-je donc dit ? Un mot peut tout bouleverser. Je le serrai contre moi et il me dit, le nez bouché : « Comment peux-tu ne pas voir l’évidence ? » Je continuai à le serrer car j’avais peur de dire une connerie, encore une… J’avais envie de lui dire : « Quelle évidence ? »  Je me tus. Car, tout à coup, je compris pourquoi je ne voyais pas l’évidence. Mais je continuai à me taire.

J’ouvris la fenêtre sur la vallée cernée de montagnes et de soleil. Le calme m’enveloppa et me réchauffa. En contre-bas, la Porsche. Ce n’était pas une blague. Elle était là. Je me disais que sans doute j’allais rester au chalet. Avant, je n’avais jamais osé : quitter Paris, son brouhaha et ses gens agités, pour la nature et l’écriture. L’évidence, ça avait été ça : j’attendais depuis des années qu’il me dise des mots d’amour.
Je dévalai les escaliers.

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Le bonheur le plus calme du monde nous prit par derrière. Nous n’avions jamais imaginé qu’il viendrait à cette manière. Nous étions dans les abysses depuis quelques années, être dans les abysses revient à rentrer dans un monde où personne ne te voit. C’est le phénomène de l’enfant du placard. C’est le phénomène du prisonnier. Le bonheur le plus calme est venu quand j’avais arrêté de tenter de remonter à la surface. Non pas que je m’étais résignée, mais j’avais regardé ailleurs.

Je désirai y aller. Coûte que coûte. Il rafla tout y compris le poisson qu’il emporta dans le bocal. Il me subjuguait avec son T-shirt jaune et son regard prune. Il prit également les oreillers, même ceux dont quelques plumes s’échappaient. Puis, nous courûmes avec joie. Je l’avais choisi pour le suivre jusqu’au bout. Je l’adorais. Il souriait sous le soleil. Je voulais mûrir avec lui, traverser la vie à ses côtés tel un ménestrel au tambour, grande comme une asperge, en gardant cet enthousiasme enfantin, en sautillant, en lui tenant la main.

4 mai 2023