Le retour

C’est une histoire racontée par Luc. Luc était médecin, intéressant n’est-ce pas ?
Le fils prodigue, c’est le trésor de son évangile. Le fils cadet quitte la maison familiale et mène une vie de débauche durant laquelle il dépense son avance sur héritage. Quand il s’effondre et prend conscience de toute sa bêtise, il se dit qu’il va revenir travailler chez son père en tant qu’ouvrier. Son père l’accueille à bras ouverts, lui organise une fête, le couvre d’amour.
La fin de la parabole me fait monter des larmes aux yeux : « Il était mort et il est revenu à la vie ; il était perdu et il est retrouvé. »

Je demande à mon amie Isabelle : « Pourquoi le père l’accueille avec autant d’amour alors qu’il a autant déconné ? Elle me répond : « Parce qu’il a besoin de tout ça, parce qu’il a beaucoup souffert, parce qu’il est blessé, parce qu’il a fait le mal. »
Sa réponse me réchauffe. Ah ok ! C’est inversé par rapport à notre monde : quand tu as fait le mal, quand tu es blessé, on te massacre. On ne te répare pas. Pas vraiment.

Quand on revient de loin, quand on revient de la guerre, comme le fils prodigue, on se demande dans quels bras s’écrouler et qui aura cette capacité de consolation…
ou on ne se le demande pas tellement ça n’existe pas pour nous, ou tellement on croit que ça n’existe pas. Parce qu’on ne l’a jamais vécu. Et bien souvent ceux qui trouvent ce havre le détruisent car ils ne savent pas que ça peut exister. Pour ne l’avoir jamais connu.
Ces bras qui s’ouvrent et se referment sur toi avec chaleur…

Le retour chez soi, cet appel, l’aspiration à retrouver un havre, ça s’appelle la nostalgie.
Le père qui reçoit le fils égaré acceptant son retour et cerise sur le gâteau en organisant une fête de ouf, je le mets en relation avec la Hollande qui vide ses prisons et c’est le seul cas en Europe. Et la violence a diminué. Je me souviens d’un homme qui dit que la prison hollandaise lui a sauvé la vie. Il y est arrivé accro au crack. Il a dit qu’en arrêtant la drogue, elle l’a sauvé mais pas uniquement. Elle l’a sauvé parce qu’elle l’a bien traité. Et le fait d’être choyé tout en étant cadré l’a soigné. En France, on pense qu’en traitant mal quelqu’un, il va se séparer. Et on le pratique. Sans résultants positifs bien sûr.
La parabole du fils prodigue raconte l’inverse : il a été perdu il a donc besoin d’une fête. Tu es beaucoup blessé, tu as besoin de beaucoup d’amour, beaucoup de consolation et que ton autre tue le veau gras. Carrément !
Il revient nu.
Dans sa désolation.

Nous pouvons tous être l’enfant prodigue,
Si nous capitulons dans notre nudité, si nous retirons la carapace.
Ceux qui se mettent à genoux devant leur humanité ont droit à la fête du retour, à cet accueil chaleureux, au pardon. C’est une donne essentielle du message de Jésus.
Mais dans notre société, vers qui se tourner pour trouver ses bras qui se refermeront sur nous dans une tendresse inconditionnelle ?
Où revenir quand on est blessé à en être en mille morceaux ?
Où revenir quand on s’est perdu, quand on est mort ?

Nous pouvons être aussi le fils fidèle qui n’a jamais quitté son père et a tout bien fait comme il faut. On peut se demander pourquoi il constate : « Je te sers sans avoir jamais transgressé un seul de tes ordres et jamais tu ne m’as donné un chevreau, à moi, pour festoyer avec mes amis. » Car il n’a pas compris la leçon de la parabole. Il est le bon élève, soumis à l’ordre du père. Mais ce qu’il fait, il le fait juste pour être le bon élève, par soumission ? Est-il donc orgueilleux ? Narcissique ? Ou est sa part d’authenticité ? Vu que nous sommes dans une société où les pathologies du narcissisme pullulent, reflétant sa folie. Car difficile de monopoliser toute son énergie à son masque narcissique et d’être sain d’esprit. Passer son temps à compenser son image narcissique rend les gens fous.
Dans l’histoire, celui qui a transgressé et prend conscience de ce qu’il a gâché est celui qui a besoin d’une affection infinie. Il n’a pas de masque. Il est dépouillé, le mec. C’est l’intelligence du message de Jésus : celui est choyé dans sa blessure est celui qui est aimé.
Sans condition.
C’est au-delà la scission du bien et du mal.
C’est un autre monde. Jésus déteste les bons élèves qui le font juste par devoir, les Pharisiens, les légistes et les hypocrites. Difficile dans une société qui adule la punition et les bons élèves, qui méprise l’amour et la compassion, qui dévalorise la gratuité du geste et l’authenticité. Jésus ne supporte pas l’orgueil puisque c’est les Hommes que nous aimons et non les masques. Et c’est là que l’amour se joue :
dans la nudité,
dans l’absence de condition,
dans la consolation,
dans l’abandon à ses larmes,
dans la vulnérabilité à vif
parce qu’elles sont notre humanité.
C’est là que nous sommes aimés dans notre entièreté.
Il n’y a pas de comptabilité, de calcul, d’intéressement, d’intérêt au sens commercial.
L’amour efface la dette, le stigmate, la culpabilité.

Je disais que si tu revenais, je t’accueillerais. Tu sais cet abandon contre l’épaule de l’autre.
Je me souviens de toi à qui j’ai ouvert mes bras et dans lesquels tu as hurlé et pleuré, combien de temps déjà ?
Et je me souviens de tes bras.

Le retour, c’est ainsi que ma vie s’est articulé.

Tu vas me dire que je vis dans un monde d’il y a deux mille ans.
En même temps, y a deux mille ans, les Chrétiens étaient marginaux et martyrisés.
Alors, j’ai envie de te dire : « Oui, je vis y a deux mille ans. »
Car,
Où revenir quand on est blessé à en être en mille morceaux ?
Où revenir quand on s’est perdu et qu’on est mort ?

11 mai 2023
Peinture : Puvis de Chavannes