Ma peluche poulet

Toujours mes textes écrits lors des ateliers que j’anime en psychiatrie. Parfois il manque des pages, des dates. Il en reste un fil conducteur, vous le voyez, n’est-ce pas ? Ces textes furent l’époque où j’allais quelque part.
Tu m’as dit que je ne parlais pas de moi. Je ne le fais pas exprès et c’est sans doute à force de me sentir invisible. Et je sais de mieux en mieux ce qui peut construire ce qui a été brisé. Le retour en un sens, le retour dans un autre et le retour avec encore un autre sens comme quelqu’un qui fait le geste de décrocher son téléphone pour prononcer un « merci. » Je sais de mieux en mieux ce qui répare un être brisé en mille morceaux.

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Tu posas ta gourde à côté de toi, je me levai tellement vite pour la ramasser que nous en fûmes tous les deux si surpris que nous arrêtâmes de parler, alors que nous étions dans une grande conversation sur le temps. Moi, penchée, à genoux, je sentis que je me mis à rougir de cet élan et j’eus envie de te dire : « Tu vois qu’on peut voir le futur », mais je me tus. Je secouai ma tête pour que mes cheveux recouvrent mes joues cramoisies. Nos regards ne se croisaient plus. Nous reprîmes notre marche. Nous ne parlions plus.
Puis, à un tournant, le chemin s‘avéra étroit. Je ralentissais le pas pour te laisser passer. Tu t’arrêtas. Ton arrêt me força à lever la tête et mon regard se posa sur le tien. Nous avions monté ce flanc de montagne pendant des jours. La nuit, nous dormions l’un contre l’autre. Je t’avais dit que le hululement de la chouette m’effrayait. Tu faisais mine de ne rien remarquer quand j’enfilais mon pyjama-grenouillère avant de me coller à toi.

Ce jour-là, je t’ai repoussé quand tu t’étais approché de moi du pas de trop.
Tu as dit :
– Pourquoi ?
– Je veux être sûre du lien, je n’embrasse plus pour rien, pour des pacotilles.

Tu as mis ta main à ta ceinture, tu en as retiré ton couteau et tu as prononcé cette phrase qui me marqua au fer rouge ;
– Si nous mêlons nos sangs, c’est assez pour toi ?

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Tu es descendu du train. Je t’attendais, mon sac à dos à mes pieds. Dès que j’ai vu ta silhouette, j’ai paniqué. Sans en laisser rien paraître. Enfin, je crois. Nous ne nous étions jamais vus. C’est ce que nous croyions avant de nous voir. Tu avanças vers moi, moi ignorant si tu allais me reconnaître. Bien sûr que tu allais me reconnaître si ce n’était pas déjà fait. Je retrouvai cette démarche, cette dégaine, ce look vestimentaire inimitable, ce visage… Ce visage gravé à jamais en moi. Nous nous saluâmes sans rien révéler de l’improbable de la situation. Je me souvins de toi il y a longtemps disant : « Je te le promets. »

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Les hommes se précipitèrent vers la femme. Au milieu des flammes, attachée à un poteau de bois. Ils franchirent le rempart de feu et la prirent sans regarder derrière eux.
Le chef la plaça devant lui sur son étalon. Il leva le bras pour rassembler ses gars et tira la bride pour quitter le village dévasté. Elle gémit, il la serra contre son torse pour la rassurer. Il galopa, sa troupe à ses arrières. Il leur fallait à tout prix atteindre la rivière au plus vite.
Et
il vit les arbres au bord de la berge. Il respira. Encore une centaine de mètres…
Il sentait l’odeur de la femme, cette odeur qu’il n’avait jamais pu oublier. Il avait quatorze ans et elle fut la première qui se coucha près de lui, nue.
Il grogna en découvrant le flot rapide de la rivière. Les chevaux s’arrêtèrent. Les hommes se rapprochèrent de l’eau. Ils firent attention en descendant la femme du cheval. Et la mirent à l’abri d’un saule. Le chef lui apporta de l’eau et lui nettoya le visage, couvert de suie. Elle prit son temps pour se ressaisir Elle le reconnut et sourit.
– Tu te souviens du chemin ?
– Quel chemin ?
– Celui de la veille de ton départ.

Curieusement, il ne se souvenait pas. Elle continua à détailler cette soirée et ce lieu. Avec sa voix rauque d’enflammée. Il s’assit à côté d’elle car l’écoutant, il commençait à comprendre qu’elle lui offrait une issue.
Il était parti, oui, un matin.
Comme elle évoquait leur dernière rencontre, il sentait pour la première fois ce qu’elle avait vécu lors cette promenade sur ce chemin. Ce qu’elle y avait mis de son corps, de son corps, en cet instant, encore vierge et prêt à s’ouvrir.

Il oublia la guerre, la rivière et son débit trop violent pour la traversée et la mine amaigrie de celle qu’il cherchait depuis des décennies. Il se rappelait d’elle marchant à ses côtés, le parfum de sa peau qui avait été chauffée par le soleil tout l’après-midi, ses lèvres un peu plus brunes que celle des autres filles qu’elle ourlait à la façon des rondeurs d’une brioche, les boucles de ses cheveux autour de ses oreilles.

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Dans sa vieille enfance qu’elle rejoignait parfois, Alice aimait à revenir à son jeu triste. Elle invitait Igor, car tant qu’à jouer, autant être plusieurs, et deux, c’est bien pour être tristes. Ils s’enfermaient dans un cercle carré tout en se maintenant dans un élan ralenti pour atteindre une infinité minuscule. Alice était fière car Igor avait compris assez vite ces règles qu’elle avait mise au point avec sa peluche poulet. Depuis que des milliers de gens défilaient pour Adama Traoré, elle cachait sa mascotte. Igor maîtrisa vite les notions de vide plein et d’air solide. Ce qui permit aux deux enfants de progresser rapidement. Les parents ne concevaient pas ce que les enfants trafiquaient dans leur inatteignable espace. Cependant, ça les arrangeait car du coup, ils pouvaient aller manifester le samedi après-midi dans ce roulement inerte que la vie toute récemment sociale imposait. Seules Alice et Igor prenaient conscience de l’extension régressive du monde et savaient qu’en jouant de cette façon qu’ils avaient inventée, ils sauveraient leur peau.
(…) Igor marcha sur une fleur flottante qui couina. Ça ne se fait pas. Maintenant que les adultes étaient tous partis manifester pour quelques années, les enfants avaient reconquis les rues du quartier où les coccinelles bleues arrivaient par milliers. Ils avaient hâte de partir sur la planète légère, abandonnant ainsi les lourdes plumes qui avaient tracé le passé. L’humanité souffrait cruellement de sa longue naissance au point que les adultes avaient adoptés des grosses puces sous leur peau sans rechigner. Igor et Alice, eux, se contentaient de brioches perdues et de fèves cassées.

écrit au cattp le 15 juin 2020 !
J’ai trouvé la mascotte poulet dans la rue à cette époque.

27 avril 2023