Garde à vie

Avant que le téléphone sonne, je vidais le lave-vaisselle. Je me relevai, ne décrochai pas. Ça faisait des années que le fixe n’avait pas sonné. J’avais déménagé. Les gens m’appelaient sur mon portable, ignorant où je logeais. Un matin, j’avais porté mes cartons jusque dans un camion. Puis, j’avais quitté la ville.
Le silence revint. Qui m’appelait ? Bien sûr, j’avais une idée. Mais je me dis que c’était impossible. Ça n’existait que dans les films, ou les romans. J’avais écrit ce numéro des années auparavant sur une lettre. Pouvais-je envisager que la personne ait retrouvé la lettre ?
Je rangeai la vaisselle propre. Puis je m’assis pour écouter mon coeur battre. Je pensai au premier soir où j’étais revenue ici, où je m’étais couchée tard après avoir vidé le camion des cartons, où j’avais attendu que la douleur passe sans qu’elle ne passe jamais. Je m’étais mise à attendre l’été et il était venu. Dans la cuisine, devant le lave-vaisselle vide, les battements de coeur revinrent à la normale. Je me souvins de cette femme qui m’avait parlé de mise à l’épreuve. Parce que je ne mettais jamais les autres à l’épreuve. Sauf qu’un jour j’étais partie loin. Sans laisser d’adresse.
Le téléphone sonna à nouveau.
Quelqu’un ne m’avait pas oublié.
Et je sus que je ne décrocherai pas tant que je n’aurais pas ressenti l’effet de la mise à l’épreuve de l’autre pour moi. J’avais attendu des décennies. Je sus que je ne me lèverais pas de la chaise… Pas avant longtemps.

Je dégustai l’idée que je ne devais pas me lever pour acheter l’amour. Ne plus faire ces quelques pas vers l’autre. Ces quelques pas tel une funambule au-dessus d’un canyon, les bras en croix. Ces bras en croix comme un garde à vous. Je levai les yeux vers la fenêtre au moment où un reflet rouge irradiait le mur au-dessus du lave-vaisselle, une fumée noire montait au ciel que des flammes de plus en plus longues léchaient. Je ne bougeai pas, je n’étais plus celle qui se précipite en dévalant les escaliers pour porter secours à la moindre alerte.
Qu’ils crèvent tous. J’en avais rien à foutre.
Le téléphone sonna. Je voulais encore l’entendre, même après l’arrivée des pompiers. Le moteur d’un hélicoptère approcha, des sirènes retentirent et des voix d’hommes surgirent des bois. Les taches rouges des camions de pompiers vinrent décorer la scène. C’était loin et c’était proche comme ce passé qui sonnait au bout du fil. Ça faisait la sensation d’un balancier comme mes mains quand je funambulais. Je ne ressentais rien de l’angoisse que j’avais pu connaître. Plus il y avait de la fumée, plus l’incendie me paraissait petit. Plus l’air me semblait pur. C’était donc ça, le calme.

(J’ai perdu deux pages…)

Elle cria :

– Ça va ?

Je lui criai :

– Tu viens ?

Elle répondit :
– Oui, bien sûr, attends-moi, je vais chercher mon manteau. Je descends.

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C’était une phrase percutante et depuis, elle est plantée dans mon cerveau comme une plume d’indien. Elle est aussi plantée dans mon coeur. Et parfois je hisse un drapeau au-dessus de la maison où elle est écrite.
Je vais à l’église où je la répète en un mantra qui va et vient comme les vagues où je trempe mes pieds, même en hiver. C’est ta phrase pour moi en cet instant précisément où ma vie bascula.
Et je veux qu’elle soit tout le temps avec moi et que tu la graves sur ma tombe.
S’il te plaît.

Real life

J’essayais de le persuader, n’imaginant pas que c’était impossible de le ramener à la raison. S’il sortait le soir en ne lâchant pas son intention, il se retrouverait de l’autre côté du mur. Mais il ne m’entendait pas. Jamais il n’envisageait la conséquence de ses actes. Il ne vivait que dans le présent qui le happait en une fébrilité angoissante. Sa seule porte de sortie était de partir dans la nuit pour passer à l’acte. Aucun de mes raisonnements n’avait prise sur lui. Il s’échappa dans l’obscurité en hurlant.
Le lendemain, le commissariat me téléphona.

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Nous étions partis flâner au mois de juillet dans le champ du plateau. Jean appelait ça glaner, je savais que c’était une cavale, mais ça ne nous empêchait pas de glaner pour de vrai. Il passa une couronne qu’il avait tressée un soir, autour de ma tête. Je me souvenais de ma voix qui avait prédit l’avenir tel Cassandre, je me souvenais du jour et de l’heure de ce que je savais : ce qu’il allait entreprendre ne ferait qu’aggraver son cas et donc le mien.

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Il était deux fois mon coeur. Ou devrais-je dire ma chance. J’ai eu une seconde chance pour mon coeur. J’ai pris le temps pour comprendre et puis l’accepter. Quand mon coeur m’offrit une deuxième fois, je restai sidérée. Deux fois, quel luxe ! J’avais toujours vécu comme si je n’avais qu’un essai et ça me mettait une pression hallucinante. Ça venait sans doute de ma position d’aînée. On te fait déminer le terrain, surtout si tu es une fille. Si tu exploses, ce n’est pas grave. Le garçon viendra.

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Chaque fois qu’en entrant dans une maison il sentait une odeur d’assouplissant, il avait envie de rester. Comme s’il pouvait recoudre son enfance, pour effacer celle qu’il avait vécu. Il cherchait un stratagème pour être accepté par ceux qui avaient ouvert la porte. Un jour, il pénétra une demeure. Ce ne fut pas une odeur de Soupline qui lui vint aux narines. Ce fut une odeur qui le dévasta. Là, il devait s’y installer jusqu’à sa réparation. Car il sut alors qu’elle était certaine.

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Percer un petit trou presque invisible, ça avait été sa tâche. Son but, sa vie.
Percer dans une matière quasi impénétrable, ou il aurait fallu exploser le noyau. C’était là où il revenait.
Percer l’insondable et que cela reste un secret, était-ce possible ? Était-ce même avouable ?
Percer ce trou sur cet immense rocher… Indestructible.

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Mon coeur est rouge brique comme les maisons du nord. C’est normal, c’est là-bas qu’il est parti il y a quelques années. et il y est resté. Du coup, mon corps a suivi. Une partie de mon âme y était dès le départ, vu qu’une partie de mes gênes vient de là, et encore mieux de la Belgique, ce qui est trop cool car les Belges ont plus de tendresse que les Français. Mon coeur rouge brique était fou de son oreille droite. Mais ça, c’est toute un histoire que je n’ai pas le temps de raconter.

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Je le regarde en train de pleurer. Il est petit et il s’était promis de ne jamais craquer. Pour lui, c’était une faiblesse de se dévoiler alors que moi, je me sentais si à fleur de peau comme lui en téflon. Alors, quand il baissa la garde au point de verser des larmes tranquilles, je me sentis toute remuée, presque inquiète, me demandant si je devais m’élancer vers lui pour le prendre dans mes bras, sauf qu’il risquait de me repousser, me demandant ce que je pourrais dire or il n’y avait rien à dire.

18 mai 2023

Le retour

C’est une histoire racontée par Luc. Luc était médecin, intéressant n’est-ce pas ?
Le fils prodigue, c’est le trésor de son évangile. Le fils cadet quitte la maison familiale et mène une vie de débauche durant laquelle il dépense son avance sur héritage. Quand il s’effondre et prend conscience de toute sa bêtise, il se dit qu’il va revenir travailler chez son père en tant qu’ouvrier. Son père l’accueille à bras ouverts, lui organise une fête, le couvre d’amour.
La fin de la parabole me fait monter des larmes aux yeux : « Il était mort et il est revenu à la vie ; il était perdu et il est retrouvé. »

Je demande à mon amie Isabelle : « Pourquoi le père l’accueille avec autant d’amour alors qu’il a autant déconné ? Elle me répond : « Parce qu’il a besoin de tout ça, parce qu’il a beaucoup souffert, parce qu’il est blessé, parce qu’il a fait le mal. »
Sa réponse me réchauffe. Ah ok ! C’est inversé par rapport à notre monde : quand tu as fait le mal, quand tu es blessé, on te massacre. On ne te répare pas. Pas vraiment.

Quand on revient de loin, quand on revient de la guerre, comme le fils prodigue, on se demande dans quels bras s’écrouler et qui aura cette capacité de consolation…
ou on ne se le demande pas tellement ça n’existe pas pour nous, ou tellement on croit que ça n’existe pas. Parce qu’on ne l’a jamais vécu. Et bien souvent ceux qui trouvent ce havre le détruisent car ils ne savent pas que ça peut exister. Pour ne l’avoir jamais connu.
Ces bras qui s’ouvrent et se referment sur toi avec chaleur…

Le retour chez soi, cet appel, l’aspiration à retrouver un havre, ça s’appelle la nostalgie.
Le père qui reçoit le fils égaré acceptant son retour et cerise sur le gâteau en organisant une fête de ouf, je le mets en relation avec la Hollande qui vide ses prisons et c’est le seul cas en Europe. Et la violence a diminué. Je me souviens d’un homme qui dit que la prison hollandaise lui a sauvé la vie. Il y est arrivé accro au crack. Il a dit qu’en arrêtant la drogue, elle l’a sauvé mais pas uniquement. Elle l’a sauvé parce qu’elle l’a bien traité. Et le fait d’être choyé tout en étant cadré l’a soigné. En France, on pense qu’en traitant mal quelqu’un, il va se séparer. Et on le pratique. Sans résultants positifs bien sûr.
La parabole du fils prodigue raconte l’inverse : il a été perdu il a donc besoin d’une fête. Tu es beaucoup blessé, tu as besoin de beaucoup d’amour, beaucoup de consolation et que ton autre tue le veau gras. Carrément !
Il revient nu.
Dans sa désolation.

Nous pouvons tous être l’enfant prodigue,
Si nous capitulons dans notre nudité, si nous retirons la carapace.
Ceux qui se mettent à genoux devant leur humanité ont droit à la fête du retour, à cet accueil chaleureux, au pardon. C’est une donne essentielle du message de Jésus.
Mais dans notre société, vers qui se tourner pour trouver ses bras qui se refermeront sur nous dans une tendresse inconditionnelle ?
Où revenir quand on est blessé à en être en mille morceaux ?
Où revenir quand on s’est perdu, quand on est mort ?

Nous pouvons être aussi le fils fidèle qui n’a jamais quitté son père et a tout bien fait comme il faut. On peut se demander pourquoi il constate : « Je te sers sans avoir jamais transgressé un seul de tes ordres et jamais tu ne m’as donné un chevreau, à moi, pour festoyer avec mes amis. » Car il n’a pas compris la leçon de la parabole. Il est le bon élève, soumis à l’ordre du père. Mais ce qu’il fait, il le fait juste pour être le bon élève, par soumission ? Est-il donc orgueilleux ? Narcissique ? Ou est sa part d’authenticité ? Vu que nous sommes dans une société où les pathologies du narcissisme pullulent, reflétant sa folie. Car difficile de monopoliser toute son énergie à son masque narcissique et d’être sain d’esprit. Passer son temps à compenser son image narcissique rend les gens fous.
Dans l’histoire, celui qui a transgressé et prend conscience de ce qu’il a gâché est celui qui a besoin d’une affection infinie. Il n’a pas de masque. Il est dépouillé, le mec. C’est l’intelligence du message de Jésus : celui est choyé dans sa blessure est celui qui est aimé.
Sans condition.
C’est au-delà la scission du bien et du mal.
C’est un autre monde. Jésus déteste les bons élèves qui le font juste par devoir, les Pharisiens, les légistes et les hypocrites. Difficile dans une société qui adule la punition et les bons élèves, qui méprise l’amour et la compassion, qui dévalorise la gratuité du geste et l’authenticité. Jésus ne supporte pas l’orgueil puisque c’est les Hommes que nous aimons et non les masques. Et c’est là que l’amour se joue :
dans la nudité,
dans l’absence de condition,
dans la consolation,
dans l’abandon à ses larmes,
dans la vulnérabilité à vif
parce qu’elles sont notre humanité.
C’est là que nous sommes aimés dans notre entièreté.
Il n’y a pas de comptabilité, de calcul, d’intéressement, d’intérêt au sens commercial.
L’amour efface la dette, le stigmate, la culpabilité.

Je disais que si tu revenais, je t’accueillerais. Tu sais cet abandon contre l’épaule de l’autre.
Je me souviens de toi à qui j’ai ouvert mes bras et dans lesquels tu as hurlé et pleuré, combien de temps déjà ?
Et je me souviens de tes bras.

Le retour, c’est ainsi que ma vie s’est articulé.

Tu vas me dire que je vis dans un monde d’il y a deux mille ans.
En même temps, y a deux mille ans, les Chrétiens étaient marginaux et martyrisés.
Alors, j’ai envie de te dire : « Oui, je vis y a deux mille ans. »
Car,
Où revenir quand on est blessé à en être en mille morceaux ?
Où revenir quand on s’est perdu et qu’on est mort ?

11 mai 2023
Peinture : Puvis de Chavannes

Nous avons bu comme des chiens

Je n’ai aucune envie de démarrer quoi que ce soit, à part ma Ferrari. Pour disparaître. Partir sans adresse, vous n’en avez jamais rêvé ? Juste emmener son corps, ses pensées, son âme, pousser la porte d’un bar dans un village inconnu. Se poser sur une chaise et sentir la vie, en soi et autour de soi. Attendre une heure, des jours, une année que l’attente se dissolve. Cette attente dans laquelle j’ai été emmurée un certain temps. Un jour, un homme s’assiéra en face de moi, je me mettrai à parler puis à raconter ce temps-là jusqu’au départ. Le départ en Ferrari.

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On se souvient peut-être que je suis revenue dans cette ville au printemps. On se souvient peut-être que j’ai loué une chambre dans l’hôtel au bout de la rue. On se souvient peut-être que j’ai attendu quelques jours avant de descendre au bar, un soir. On se souvient peut-être que j’étais partie dix ans auparavant, une nuit.
On se souvient peut-être que la ville s’était tue pendant deux semaines. On se souvient peut-être qu’elle avait recommencé à frémir quand trois hommes étaient arrivés un soir et on ne les connaissait pas. On se souvient peut-être comment la vie est revenue parce qu’ils sont restés. Presque une année. On se souvient peut-être que je n’étais pas folle en ce temps.

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Tu te retournas deux fois. C’était le signe convenu. Ils s’avancèrent, armés et cagoulés. Les voitures s’arrêtèrent. Net. Le silence claqua. Tu levas la main, il apparut, venu de nulle part et courut vite, baissé sur ses jambes. Nous étions tous en apnée. Comme sous l’eau. Il posa l’explosif sur la porte de l’engin arrêté. Les autre surveillaient. Quand ça péta, tu baissas la main, ils passèrent dans le trou pour en ressortir deux secondes plus tard. Ils détalèrent, lui avec eux. Tu les suivis. J’entendis le bruit de nos respirations revenir, et le bruit de la ville la prit à nouveau en étau. Tu te retournas une fois, je démarrai la voiture et c’est là que je vis à la plissure de tes yeux que tu souriais.

Le lendemain, tu déposas un bol de chocolat chaud sur la table. Je ris.
– Qu’est-ce qui te prend ? Un chocolat chaud ?

Et là, tu te penchas et m’embrassa. Longuement. Tu savais que j’étais à ta merci et que j’aimais ça. J’étais ton chauffeur et j’aimais ça. Le chocolat chaud, bien sûr, c’était le souvenir de notre rencontre à Bruges. Et ce bol que tu avais préparé pour mon réveil, c’était la peur qu’il révélait. C’était le lien avec nos premiers moments, celui que tu ne voulais pas perdre. Cette sensation de flottement dans lequel on se permet de plonger parfois.
Quand tes lèvres se détachèrent des miennes, je pris ta main :
– Ne t’inquiète pas, ça va aller.
– T’es sûre ?
– Bien sûr. Qu’est-ce que je pourrais faire pour te rassurer ?

Des larmes montèrent à tes cils. Et là, c’est moi qui me levai pour t’embrasser.

– Maintenant que nous sommes montés au fourgon ensemble, rien ne pourra nous séparer et tu le sais.

Tu me pris dans tes bras et je sentis l’abandon de ton corps contre le mien. Oui, tu avais confiance, ta respiration se ralentit. Apaisée.

Un mois plus tard, tu dévalas les escaliers, ton gros sac sur le dos. Tu avais retrouvé ton sourire sans traces de ce que nous nommions l’attente anxieuse.
Tu me regardas fermer la porte de la petite maison et tu courus à la voiture. Tu saluas le chauffeur arrivé cinq minutes plus tôt. Tu avais ce goût pour la précision des horaires, c’était précieux pour nous. Je montai derrière et pressa l’épaule de celui venu nous arracher à l’immobilisme. Il rit. Il appuya sur l’accélérateur. Je me répétai silencieusement : « Ça va aller. » Car dans le véhicule, il y avait ce que j’avais de plus précieux : elle et lui.
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Il n’avait jamais pleuré devant moi. Ses sanglots rompirent le dialogue. Je luttai pour ne pas pleurer à mon tour tellement ça me remuait de le voir ainsi.
À nu.
Pleurer une heure, c’est long et il le faut : ne pas interrompre la mélopée des larmes. Je m’étais avancée vers lui, pour le consoler. Lui proposer mon épaule, mes bras, une accolade ou une étreinte. Il se blottit contre ma clavicule tout en continuant son râle qui semblait ne jamais devoir finir. Et qu’avais-je donc dit ? Un mot peut tout bouleverser. Je le serrai contre moi et il me dit, le nez bouché : « Comment peux-tu ne pas voir l’évidence ? » Je continuai à le serrer car j’avais peur de dire une connerie, encore une… J’avais envie de lui dire : « Quelle évidence ? »  Je me tus. Car, tout à coup, je compris pourquoi je ne voyais pas l’évidence. Mais je continuai à me taire.

J’ouvris la fenêtre sur la vallée cernée de montagnes et de soleil. Le calme m’enveloppa et me réchauffa. En contre-bas, la Porsche. Ce n’était pas une blague. Elle était là. Je me disais que sans doute j’allais rester au chalet. Avant, je n’avais jamais osé : quitter Paris, son brouhaha et ses gens agités, pour la nature et l’écriture. L’évidence, ça avait été ça : j’attendais depuis des années qu’il me dise des mots d’amour.
Je dévalai les escaliers.

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Le bonheur le plus calme du monde nous prit par derrière. Nous n’avions jamais imaginé qu’il viendrait à cette manière. Nous étions dans les abysses depuis quelques années, être dans les abysses revient à rentrer dans un monde où personne ne te voit. C’est le phénomène de l’enfant du placard. C’est le phénomène du prisonnier. Le bonheur le plus calme est venu quand j’avais arrêté de tenter de remonter à la surface. Non pas que je m’étais résignée, mais j’avais regardé ailleurs.

Je désirai y aller. Coûte que coûte. Il rafla tout y compris le poisson qu’il emporta dans le bocal. Il me subjuguait avec son T-shirt jaune et son regard prune. Il prit également les oreillers, même ceux dont quelques plumes s’échappaient. Puis, nous courûmes avec joie. Je l’avais choisi pour le suivre jusqu’au bout. Je l’adorais. Il souriait sous le soleil. Je voulais mûrir avec lui, traverser la vie à ses côtés tel un ménestrel au tambour, grande comme une asperge, en gardant cet enthousiasme enfantin, en sautillant, en lui tenant la main.

4 mai 2023

Ma peluche poulet

Toujours mes textes écrits lors des ateliers que j’anime en psychiatrie. Parfois il manque des pages, des dates. Il en reste un fil conducteur, vous le voyez, n’est-ce pas ? Ces textes furent l’époque où j’allais quelque part.
Tu m’as dit que je ne parlais pas de moi. Je ne le fais pas exprès et c’est sans doute à force de me sentir invisible. Et je sais de mieux en mieux ce qui peut construire ce qui a été brisé. Le retour en un sens, le retour dans un autre et le retour avec encore un autre sens comme quelqu’un qui fait le geste de décrocher son téléphone pour prononcer un « merci. » Je sais de mieux en mieux ce qui répare un être brisé en mille morceaux.

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Tu posas ta gourde à côté de toi, je me levai tellement vite pour la ramasser que nous en fûmes tous les deux si surpris que nous arrêtâmes de parler, alors que nous étions dans une grande conversation sur le temps. Moi, penchée, à genoux, je sentis que je me mis à rougir de cet élan et j’eus envie de te dire : « Tu vois qu’on peut voir le futur », mais je me tus. Je secouai ma tête pour que mes cheveux recouvrent mes joues cramoisies. Nos regards ne se croisaient plus. Nous reprîmes notre marche. Nous ne parlions plus.
Puis, à un tournant, le chemin s‘avéra étroit. Je ralentissais le pas pour te laisser passer. Tu t’arrêtas. Ton arrêt me força à lever la tête et mon regard se posa sur le tien. Nous avions monté ce flanc de montagne pendant des jours. La nuit, nous dormions l’un contre l’autre. Je t’avais dit que le hululement de la chouette m’effrayait. Tu faisais mine de ne rien remarquer quand j’enfilais mon pyjama-grenouillère avant de me coller à toi.

Ce jour-là, je t’ai repoussé quand tu t’étais approché de moi du pas de trop.
Tu as dit :
– Pourquoi ?
– Je veux être sûre du lien, je n’embrasse plus pour rien, pour des pacotilles.

Tu as mis ta main à ta ceinture, tu en as retiré ton couteau et tu as prononcé cette phrase qui me marqua au fer rouge ;
– Si nous mêlons nos sangs, c’est assez pour toi ?

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Tu es descendu du train. Je t’attendais, mon sac à dos à mes pieds. Dès que j’ai vu ta silhouette, j’ai paniqué. Sans en laisser rien paraître. Enfin, je crois. Nous ne nous étions jamais vus. C’est ce que nous croyions avant de nous voir. Tu avanças vers moi, moi ignorant si tu allais me reconnaître. Bien sûr que tu allais me reconnaître si ce n’était pas déjà fait. Je retrouvai cette démarche, cette dégaine, ce look vestimentaire inimitable, ce visage… Ce visage gravé à jamais en moi. Nous nous saluâmes sans rien révéler de l’improbable de la situation. Je me souvins de toi il y a longtemps disant : « Je te le promets. »

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Les hommes se précipitèrent vers la femme. Au milieu des flammes, attachée à un poteau de bois. Ils franchirent le rempart de feu et la prirent sans regarder derrière eux.
Le chef la plaça devant lui sur son étalon. Il leva le bras pour rassembler ses gars et tira la bride pour quitter le village dévasté. Elle gémit, il la serra contre son torse pour la rassurer. Il galopa, sa troupe à ses arrières. Il leur fallait à tout prix atteindre la rivière au plus vite.
Et
il vit les arbres au bord de la berge. Il respira. Encore une centaine de mètres…
Il sentait l’odeur de la femme, cette odeur qu’il n’avait jamais pu oublier. Il avait quatorze ans et elle fut la première qui se coucha près de lui, nue.
Il grogna en découvrant le flot rapide de la rivière. Les chevaux s’arrêtèrent. Les hommes se rapprochèrent de l’eau. Ils firent attention en descendant la femme du cheval. Et la mirent à l’abri d’un saule. Le chef lui apporta de l’eau et lui nettoya le visage, couvert de suie. Elle prit son temps pour se ressaisir Elle le reconnut et sourit.
– Tu te souviens du chemin ?
– Quel chemin ?
– Celui de la veille de ton départ.

Curieusement, il ne se souvenait pas. Elle continua à détailler cette soirée et ce lieu. Avec sa voix rauque d’enflammée. Il s’assit à côté d’elle car l’écoutant, il commençait à comprendre qu’elle lui offrait une issue.
Il était parti, oui, un matin.
Comme elle évoquait leur dernière rencontre, il sentait pour la première fois ce qu’elle avait vécu lors cette promenade sur ce chemin. Ce qu’elle y avait mis de son corps, de son corps, en cet instant, encore vierge et prêt à s’ouvrir.

Il oublia la guerre, la rivière et son débit trop violent pour la traversée et la mine amaigrie de celle qu’il cherchait depuis des décennies. Il se rappelait d’elle marchant à ses côtés, le parfum de sa peau qui avait été chauffée par le soleil tout l’après-midi, ses lèvres un peu plus brunes que celle des autres filles qu’elle ourlait à la façon des rondeurs d’une brioche, les boucles de ses cheveux autour de ses oreilles.

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Dans sa vieille enfance qu’elle rejoignait parfois, Alice aimait à revenir à son jeu triste. Elle invitait Igor, car tant qu’à jouer, autant être plusieurs, et deux, c’est bien pour être tristes. Ils s’enfermaient dans un cercle carré tout en se maintenant dans un élan ralenti pour atteindre une infinité minuscule. Alice était fière car Igor avait compris assez vite ces règles qu’elle avait mise au point avec sa peluche poulet. Depuis que des milliers de gens défilaient pour Adama Traoré, elle cachait sa mascotte. Igor maîtrisa vite les notions de vide plein et d’air solide. Ce qui permit aux deux enfants de progresser rapidement. Les parents ne concevaient pas ce que les enfants trafiquaient dans leur inatteignable espace. Cependant, ça les arrangeait car du coup, ils pouvaient aller manifester le samedi après-midi dans ce roulement inerte que la vie toute récemment sociale imposait. Seules Alice et Igor prenaient conscience de l’extension régressive du monde et savaient qu’en jouant de cette façon qu’ils avaient inventée, ils sauveraient leur peau.
(…) Igor marcha sur une fleur flottante qui couina. Ça ne se fait pas. Maintenant que les adultes étaient tous partis manifester pour quelques années, les enfants avaient reconquis les rues du quartier où les coccinelles bleues arrivaient par milliers. Ils avaient hâte de partir sur la planète légère, abandonnant ainsi les lourdes plumes qui avaient tracé le passé. L’humanité souffrait cruellement de sa longue naissance au point que les adultes avaient adoptés des grosses puces sous leur peau sans rechigner. Igor et Alice, eux, se contentaient de brioches perdues et de fèves cassées.

écrit au cattp le 15 juin 2020 !
J’ai trouvé la mascotte poulet dans la rue à cette époque.

27 avril 2023

 

 

 

Même dans le froid

« Chaque jeudi, je t’ouvre mon coeur. »
Même dans le froid.

Des textes que j’ai écrit pendant les ateliers que j’anime en psychiatrie. Il n’y a pas la date. C’est écrire les retrouvailles promises, pour les vivre. Les vivre…

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Elle l’attendit à la gare. Il sortit du train à midi en la cherchant du regard. Y a-t-il quelque chose de plus palpitant qu’un être qui est venu jusqu’à un quai de gare pour vous ? Quelqu’un qui t’attend? Qui t’attend debout. Même dans le froid, même les pieds dans la neige, même les cheveux mouillés. Elle ne le reconnut pas. Donc elle ne s’avança pas. Il marcha vers elle, avec une sensation de flottement, car il l’aimait encore et n’avait cessé de penser à elle depuis la dernière fois. Pendant qu’il se rapprochait d’elle, elle crut qu’il n’était pas venu.

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Je sens ton approche, comme un chien, alors que tu es à plusieurs kilomètres, mon état physique change malgré moi, mon pouls s’accélère, les muscles de mon ventre se serrent. Je sens ton parfum quand tu passes la porte en criant : « Tu es là ? » alors que tu sais que je suis là. Je sens la douceur de ton écharpe sur ma joue quand tu me prends dans tes bras. Je sens mon amour pour toi chaque jour, tous les jours.

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Sa majesté possédait une authenticité rare et presque invisible pour ceux qui ne pouvaient pas la discerner pour ne l’avoir jamais connue. Cette qualité lui donnait accès à des émotions vives et à une sagesse qu’elle avait acquise au fil des années, non sans souffrance. Une fois acquise, elle se dit qu’elle avait finalement le droit de réaliser ses rêves, et d’abord de se remettre à rêver en accord avec son don d’authenticité. Elle se mit à chercher un lieu où vivre, un lieu comme elle le voulait. Elle organisa un périple et demanda à son ami s’il voulait bien l’accompagner. Quelques mois plus tard, elle s’installa sur une presqu’île peuplé d’épicéas. Et elle exécuta une figure du temps d’avant quand elle était acrobate pour renouer avec celle qu’elle avait été. Plus rien n’était obstrué.

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Tu as montré la paume de ta main comme si tu me montrais ton coeur. Pur, presque vierge, blanche. Nous étions assis au bord de l’eau, nous l’entendions couler et, à ce moment, je pensais que j’aimerais me sentir libre comme elle. Jamais effarouchée par un rocher, ou quelconque obstacle. Mais tout se bloqua en moi. La respiration, les paupières, la bouche. Il fallut attendre quelques minutes qui me parurent une heure pour qu’au loin, j’entende les battements de mon coeur qui, eux, ne s’étaient pas arrêtés. Tels les coups portés sur la peau d’un tambour, ils me ramenèrent à la vie comme si je sortais du coma.

20 avril 2023

Le petit macaque

Sauf que là, je ne peux pas.

Le trauma remonte car l’échéance arrive dans quelques jours et l’avocat (cette fois-ci ,c’est le mien…) a disparu. Cette affaire dure depuis des années et j’ai tant perdu… Et je n’ai jamais trouvé les règles du jeu. Car que faire ?

Toi, tu m’as tellement appelée en des circonstances bien plus graves que je ne révèle plus tellement je me demande chaque jour comment on a pu nous laisser dans une telle merde !

Le trauma prend tout qui fait que je n’ai pas la place d’écrire.

Toi, tu m’appelais ; « Au secours ! Ma personne de confiance, es-tu là ? » Et si je pouvais raconter d’où tu m’appelais et pourquoi ! O my god, sérieux ?

Et je disais : « Oui, je suis là. »

Je t’écoutais.

Sachant que pour vivre en ce monde, il est impératif d’être en relation avec une personne de confiance. Celle qu’on appelle à quatre heures du matin, celle qu’on appelle à l’autre bout du monde, en prison ou même au mitard,

dans le bureau du juge d’instruction,

ce numéro qu’on laisse à l’inspecteur en disant : « Prévenez-la. »

S’il m’arrive quelque chose.

Sauf que là, moi, je ne peux pas t’appeler.

Je suis seule face à la justice qui va me broyer.

Sauf que là, je ne parviens pas à écrire à propos du petit macaque alors que je suis dans la situation du petit macaque et que je voudrais écrire le plus beau texte qui soit sur lui ! C’est une des raisons pour lesquelles je retarde… Le petit macaque se blottit contre un mannequin douillet (qu’il prend pour sa première figure d’attachement) quand il a peur. Il se blottit avant de téter le biberon. Avant de se nourrir l’estomac, il a besoin de tendresse pour se calmer. Sans ça, nous ne pouvons pas nous développer.

C’est ça, la terreur de l’abandon face à la justice.

C’est pour ça que je suis venue dans le pire endroit du monde.

Mais on le sait, c’est officiel et prouvé, la société est de plus en plus violente parce que le lien se délite et c’est un cercle vicieux.

C’est pour ça que je suis venue, même derrière une vitre.

Le petit macaque sait.

Tu sais, c’est pas pour rien qu’ils parlent d’agneau sacrifié.

Je sais ce monde où on te punit pour une étreinte pour que tu ne guérisses jamais.

Car on sait, c’est se blottir contre l’autre qui répare.

Le petit macaque qui n’a pas de personne de confiance contre qui se blottir devient fou : il s’automutile et peut parvenir à se tuer.

Il suffit de séparer la personne de sa personne de confiance pour la détruire.

Et je sais que c’est normal de penser à la personne aimée on entre dans le bloc opératoire, c’est humain de vouloir serrer une main qui serre la notre en retour.

C’est ainsi que la vie a survécu.

Et tu le sais car tu l’as fait : m’appeler.

Comment ça serait si, moi, je te demandais de l’aide, de l’écoute… Oh je sais… Je l’ai fait y a quelques semaines…

C’est presque comique, non ?

13 avril 2023

Lui

Je n’ai pas trouvé la force d’écrire à propos du campagnol des prairies et sa manière de s’attacher à son compagnon de vie et du petit macaque qui se blottit contre un objet doux quand il a peur (avant de boire au biberon). Mais je vais le faire car c’est essentiel pour moi d’écrire à ce sujet. Ca me calme, ça me guérit, ça me répare. C’est la découvert de la caverne d’Ali Baba. C’est un dévoilement qui dénude, fragilise et renforce parce que c’est aller à la pulpe du vivant. Le petit macaque se colle à de la douceur pour apaiser sa peur. Je comprends alors pourquoi toi… Pourquoi je suis venue te voir. Ca me relie à moi-même en tant qu’humain.
Ca donne un sens, le sens d’être un mammifère.
Contre vents et marées !
Contre l’avis de la majorité… C’est ça, le plus dingue.Car je continue à croire et penser à contre-courant que le lien est la clé comme ceux qui étudient le petit macaque et les campagnols (entre autres car il y a les petits humains de l’enfance à la délinquance)
En attendant le texte sur le petit macaque et les campagnols des prairies, je relis les textes que j’ai écrits dans mes ateliers et ça m’émeut car j’ai écrit ça juste avant le confinement… sans savoir ce qui allait advenir, ce que ça détruirait… dans le grand abandon de cette société pour les « comme nous »
alors que je n’ai jamais lâché. Même dans cet enfer que nous avons vécu. Dont j’hérite aujourd’hui.

Voici :

Malgré son état physique et son immense fatigue, il était heureux d’avoir traversé l‘orée du bois, elle avait arrêté ceux qui le poursuivaient depuis des jours. Il avait gardé la flamme de la bougie intacte. Il préférait mourir, même dans l’obscurité de la forêt et aussi seul qu’un être humain pouvait l’être. Ils ne l’auraient jamais, les soldats du roi. Sous son aspect misérable, et cette vieillesse qui lui était tombé dessus en une nuit, à cause du sort qui lui fut jeté pour avoir refusé de trahir la noble cause, il se sentait léger.
(…)
La vie est bien faite. Alors qu’il s’abandonnait à son dernier souffle, la femme le prit dans ses bras où il tomba de tout son poids. L’espoir l’ayant quitté, il avait aimé plonger dans l’inconscience : délesté de la sensation de la lutte qui l’animait depuis des années où chaque matin venait avec la peur dans son estomac.
La vie est bien faite.
Car elle était là, et sans un mot, elle l’installa devant le feu et lui laissa le temps de se reposer. Le temps même disparut. Il ne restait plus que la cabane dans un petit coin de la forêt. Jamais personne ne le retrouverait. Un matin, bien longtemps après, il se réveilla. Elle était là.
Il regarda ses jambes à nouveau jeunes.
– Comment ça se fait ?
Elle lui montra trois cheveux d’or.
– Comment as-tu trouvé ?
Elle mit son doigt sur ses lèvres.
– Chut ! Tu reviens d’un long combat.
Comment avait-elle trouvé son trésor ?
– Mais il te reste encore une sacrée bataille.
Les yeux de l’homme se figèrent.
– La bataille de la confiance.

6 avril 2023

Invisible

Il dit : « Tu étais stressée la semaine avant ton opération. »
– Ah bon ? Tu as vu que j’étais stressée ?
– Oui, ça se voyait et tu le disais.
La semaine d’avant l’opération, je suis inquiète à cause des grèves dans le train (en cours depuis plus de deux mois qui se cumulent aux conséquences de l’affaissement du talus depuis novembre, et y a toujours des travaux) et, selon lui, par mon opération la semaine suivante. Surtout que cette opération, ça a été toute une histoire !
Ce jour-là, il prend son téléphone, me demande où je vais et regarde les horaires des trains.
Et pour moi, c’est un geste totalement dingue.
Depuis des années, je prends le train. Et dans des situations très complexes et donc de stress, parfois, j’en référais à la personne à mes côtés. Sans effet.
Lui,
C’est le premier qui prend son téléphone et me montre sur l’écran les horaires.
Quel choc !
Le petit écran du téléphone validant les horaires que j’avais vus à la gare.
C’est donc quinze jours après qu’il me dit :
– Tu étais stressée la semaine avant ton opération.
Et à ma réaction que je tente de masquer car je suis au bord de m’évanouir, il continue :
– Et c’est normal que tu sois stressée avant une opération.
– Ah bon ?
Je répéterais en boucle : « C’est normal que tu sois stressée avant une opération. »
– Bah oui, c’est stressant objectivement.
– Surtout que j’ai attendu un an, cela a été reporté plusieurs fois. Car, en plus, je devais trouver un hébergement et ça a été dur. Le trauma a été encore répété.
Je ne le connais pas, il n’est pas mon ami. Il réagit ainsi sans que je lui demande rien. Il le fait, c’est tout. Il est ainsi, c’est ainsi.
C’est donc un choc.
Que je n’identifie pas sur le moment. Parce que justement c’est un choc.
– Et c’est normal ma fatigue ensuite ?
– Oui, bien sûr que c’est normal. C’est sans doute l’anesthésie et aussi la détente qui vient après l’accumulation du stress sur des semaines.
C’est donc quelqu’un qui sait, qui comprend, qui voit,
Ça me fait tellement bizarre que je me sens ultra vulnérable. Au point que j’ai peur de m’effondrer. Et de me dissoudre.
C’est comme si la dissociation pouvait s’arrêter, comme si les effets de la discordance venant de l’extéireur pouvait cesser et que je pouvais réintégrer mon corps. Habiter à nouveau mon corps, ça serait comment ?
Je récolte ces graines car sinon je ne pourrai plus vivre.
Comme si je pouvais avoir la sensation d’être enveloppée à nouveau.
C’est la base du début de la vie de l’humain (et d’autres mammifères) : le feed back, le feed back qui te permet de trouver la confiance, la sensation de tranquillité, la sécurité primitive.
C’est pour ça que dans mes ateliers, je renvoie la balle m’exerçant au maximum d’ouverture, m’assurant en permanence de la justesse du retour avec les patients. Nous affinons ensemble, nous identifions ensemble, nous avançons ensemble. Minute par minute, semaine par semaine, mois par mois. Année après année.
Je leur laisse des années pour bouger sans injonction de bouger. Sans aucune pression. Je m’y entraîne. C’est un long entraînement, c’est beaucoup de travail et d’implication. Et je ne fus pas toujours seule à m’exercer (Salut Christophe, tu me manques)
Le feedback juste répare. Il répare le cerveau grâce (entre autres) à l’accordage ; être en accord avec l’environnement qui valide.
Car le feedback discordant finit par te rendre fou au point que tu te dissocies, au point que tu te fragmentes.
Face à celui qui prend son téléphone pour regarder les horaires, qui discerne mon émotion, pose des mots dessus, ne me juge pas et me dit que mes réactions sont normales et manifeste de l’empathie, je suis choquée car, en plus, je ne lui ai rien expliqué. Je ressens comme c’est agréable de ne pas dépenser d’énergie à expliquer quelque chose, quelque chose si simple et si évident.
Ce garçon identifie TOUT SEUL, et je me sens à nouveau visible. Prenant conscience comme j’ai appris à me sentir invisible.
Peut-être que je rentre à nouveau dans mon corps grâce à quelques gestes.
Peut-être est-ce comme le bébé qui se construit avec le regard de l’autre, son regard en dialogue avec celui de l’autre, l’autre qui est là, avec le toucher de l’autre, avec le holding de l’autre, en présence de l’autre dans un soin continuité sur le temps.
Ce que j’avais établi pour toi sur des années. Cet autre que j’étais qui est venu te voir pour garder l’humanité, cet autre avec qui on fabrique le lien qui est un lieu. Cet autre unique qui te renvoie que tu es unique. Créant un lien et un lieu privilégiés.
Mon autre à qui j’avais écrit :
« C’est la fin de la course
Et je te vois au bout de la route
Les bras ballants, le sourire éteint
Et je m’avance vers toi lentement
Béate d’amour
Ramassant mon reste d’espoir
En silence
Radieuse, folle, déterminée. »
Et mon corps revient dans mon corps
Aussi grâce à mon lieu d’écriture
Et,
En contre-balancement à l’indifférence et l’instabilité du lien et du lien, qui creusent un trou dans l’être, et ça peut mener à la mort,
Alors, en contre-balancement,
un message de quelqu’un de cher sur le temps : « Tu écris toujours aussi bien. »
Un retour qui identifie. Oups, ça se fait encore.
Ça me fait comme l’effet de l’écran du téléphone dans les mains du garçon.
Et je sais que ça fonctionne ainsi pour les grands blessés car je m’entraîne depuis des années dans mes ateliers à préciser le retour. Et l’autre jour, A. a exprimé sa gratitude et s’est exclamé : « Ça marche ! » Et elle a insisté car elle a vu comment j’avais du mal à intégrer la validation.
Oui, ça marche…

30 mars 2023

Le lieu et le lien

Je choisis parmi les textes que j’ai écrit au pied levé dans les ateliers que j’anime en psychiatrie, que j’ai écrit comme si je pouvais atteindre ce toi par le moyen d’un code morse dans un monde visant à détruire le lien social pour que nous ne soyons plus des humains, à banaliser les impacts de certaines ruptures, un monde sans socle, sans racines, sans terre, un monde sans lien et sans lieu, où les êtres s’interchangent en mode objet, un monde qui s’attend à ce qu’on ne s’envoie plus de lettres que nos mains auraient écrites. J’oeuvre à contre-courant… Car ces textes, je les ai écrits à la main n’en déplaise à nos chefs européens qui visent à détruire cette écriture cursive, contre les impératifs de séparation que les psy même encouragent car le but, c’est la résilience (what the fuck) de l’individu contre tous les besoins de cet animal social que nous sommes… Qui a besoin d’un havre de tranquillité et de solidité pour s’épanouir. Donc leur injonction est paradoxale !

Je ne me résigne pas, à me plier à leur monde où l’absence de retour, de retour nourricier, de feed back, c’est leur truc à eux. Une pensée ne se forme qu’avec un dialogue, c’est-à-dire en jouant au ping-pong… Mais, on nous condamne à ne pas penser. Et ça leur va.

En résistance à leur monde suspendu dans les airs, je continue à écrire, à la main, des boucles formant des mots, tel des SOS. Pour ne pas perdre mon humanité qui est mon essence, qui est mon feu intérieur, qui est ma vie même si j’en meurs.

Alors voici ces lianes pour garder ma croyance en l’unicité de chacun, pour maintenir le lien pour rester en ce lieu que j’habite :

J’ai changé d’avis, je suis retournée sur mes pas, je suis revenue sur le lieu du crime. Et ça m’a fait un bien fou, et je ne l’ai dit à personne.

J’ai changé d’avis, car j’ai pris conscience que ce n’était pas mon avis. C’était des conseils, des voix venues de l’extérieur qui disaient : « Quand tu auras fait ton deuil. » Sur le petit talus de pierre où il était enterré, je hurlai ce que je ne leur dirai jamais : « Bandes de bâtards, il n’y a pas de deuil. Le trauma ne connaît pas la temporalité. » Je découpai en morceaux ces phrases que j’entendais depuis l’enfance et que je ne comprenais pas. Pourquoi est-ce qu’ils essaient de me faire croire en des choses que je ne vis pas ?

Il était sous mes pas, et non je n’irais pas au tribunal voir son assassin. Car la justice ne répare pas. Et elle ne me rendrait rien. Est-ce possible de vivre sans être jamais entendue ? Son assassin, c’est moi qui irais lui faire sa fête. Le temps ne répare pas non plus, mais il donne l’opportunité de fabriquer des arbalètes.

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Dans l’ombre, je te regarde toi qui a été à l’ombre des années,

quand, moi, j’étais dans la marge.

Oui, tu es là, finalement. Après cette longue marche, tu as posé ton baluchon dans l’herbe. Ce baluchon de coton violet que tu as confectionné avant de retrouver l’air libre où tu as mis toutes tes affaires, j’ai envie de le voler et de l’ouvrir. Car je me demande : «  Que te reste-t-il ?

Et je te dis : « Ça va ? » Mais tes lèvres ne s’ouvrent pas.

Il n’y a que le silence et les aller-retours d’un écureuil qui va et vient à mes pieds pour remplir le garde-manger. Pendant des années, je voulais te bousculer comme tu m’avais bouleversée. Puis, cette envie est partie de moi, plus ou moins. Car je gardais tout au fond de moi ce désir que tu chavires. Pour mieux reprendre un cap.

Tu finis par dire : « Mais, toi, ça va ?

Car c’est toi maintenant. »

 

23 mars 2023