La seule issue

– Et tu ne la reverras jamais ?
– J’ai adoré cette fille.
– Comment tu l’as rencontrée ?
– J’ai été manger une pizza orientale le trente et un et je suis sortie taxer une clope à un des mecs qui tiennent les murs. Et je l’ai vue marcher.
– Elle marchait seule ?
– Elle marchait pour accoucher.
– Comment ça ?
– Elle en était à neuf mois et dix jours, son médecin lui avait conseillé de marcher.
– Donc elle marchait. Dehors ? Un trente et un… Et le père ?
– Y a pas de père.

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Elle s’en aperçut et elle rougit. Son souffle se suspendit et se transforma en un râle d’animal pris dans les maillages d’un piège. Un long silence, un très long silence, un si long silence se fit. Nous vivons dans une ville où les habitants cultivaient la peur du silence ; ils parlaient pour ne rien dire, du moment que leurs paroles polluaient le silence. La place accordée au silence la choqua, la choqua positivement ; elle put laisser le râle se répandre jusqu’à ce qu’il s’éteigne comme les ricochets d’un galet sur l’eau. Elle se sentit légère. Si légère qu’elle remercia l’événement de son absence et elle me serra dans ses bras pour lui avoir donné un cadeau : être là sans un mot.

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Dis-moi si tu serais d’accord pour vivre comme ce putain de chat sacré. Mais pour toujours, hein ? Chat, toi et moi. Tôt dans la nuit, on se coucherait enlacés. Dormons pour mieux nous aimer. Assis, debout, allongés, avec délectation. Tranquilles, nous défierons le monde entier.

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Cette fille dit : « Non » comme une enfant, comme l’enfant qu’elle était avant de tomber, on dit ça pour ceux qui entrent en prison. Cette fille avait dit « non » le jour où elle flingua son père. Et personne ne lui donna de circonstances atténuantes car elle s’était offert le silence, le silence sur la raison de l’homicide. Elle laissait voir ses seins comme l’enfant qu’elle était restée. La prison, ça fige la maturité des êtres.

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Cette nuit qui avait commencé tôt puisque c’était l’hiver, elle prit le bus, presque à contre-coeur, et pourtant Zahia ne faisait presque rien à contre-coeur. Cette nuit-là, elle se rendit à l’atelier d’écriture au quartier des bougnoulis de Paris. Elle s’assit à côté d’un homme vêtu d’une doudoune. «  Que faisait-il là » se dit-elle dans sa tête. Son visage comme ciselé de la dentelle de Calais, un regard plein de douceur et il était bien un homme, ses cuisses fortes en muscles, son torse enrobé de ses pneus de doudoune. Comment un mec aux mains fines comme on en voit dans certains salons avait-il atterri ici ? « Cheveu sur la soupe », Zahia se dit qu’elle allait le surnommer. Pourtant, c’est elle que les Iroquois auraient pu nommer ainsi. Et si lui, c’était elle ? Mais à l’envers ? Venant d’ailleurs, se sentant d’ailleurs, ils s’étaient tous deux éloignés du point de départ, avaient traversé la rue, quitté leurs amarres pour se retrouver côte à côte dans un bus. Il la sentait à côté de lui, en la sentant très présente, si présente qu’il eut peur de ne pas pouvoir se lever et s’éloigner d’elle sans ressentir un manque tel qu’il serait impossible de vivre.

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Cuisiner, c’était la seule issue pour elle. Il était parti avant l’aube, comme à chaque fois que le bateau repartait. Dans la matinée, le général de la nouvelle armée arriverait et la trouverait à l’oeuvre. Comme à chaque fois que l’autre regagnait la haute mer. Et ce n’est pas ce que tu crois. Même si je vois déjà tes yeux briller. Elle avait pris l’habitude de concocter des petits plats pendant l’absence du marin. Et c’est ainsi qu’elle en vint à en parler au général. Qui lui devait nourrir ses troupes qui oeuvraient en secret. Ce jour-là allait être différent. Mais elle ne le savait pas. Elle finissait la première étape du travail en repensant à Léa qui n’aimait pas les recettes de ce livre que j’adorais. Il entra, il ouvrit le paquet qu’il portait et elle découvrit l’uniforme, l’uniforme qu’elle allait désormais porter.

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Nous avons chaviré quand nous naviguions vers les vingt heures. Jack nous surplombait du mât, nous qui jetions en vain les corps morts par-dessus bord. Nous arrivions sur les Caraïbes, certains d’entre nous plongeaient. Nous découvrîmes le rivage que nous explorerions tantôt, nous dirigeâmes nos regards vers lui. Nous soufflâmes enfin.

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La porte était hors d’usage. On avait mis toutes les clés dans la serrure. Impossible de l’ouvrir. C’était pénible car Génie était derrière. Génie était un gars sympa, un peu taiseux et je me demandais toujours si derrière son sourire, ne se cachait pas une immense tristesse. Génie s’appelait ainsi parce qu’il était très intelligent. Ça tombait bien. Il était enfermé sur son lieu de travail et il commençait à faire nuit. Je me disais que chacun allait repartir chez soi et qu’il allait rester là seul. Du coup, je me décidai à rester derrière la porte. Il m’était impossible de laisser quelqu’un seul dans le désarroi et d’ailleurs je ne comprenais toujours pas comment les autres pouvaient le faire.

– Génie, tu es là ?
– Oui, me dit-il.

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« La bière est-elle dans le fût ? » Non mais quel abruti celui-ci à me poser une telle question. Quand je poussai la manette, il éclata de rire. Car… Rien. Nous étions seuls au bar depuis le matin. Et comme d’habitude il ne se passait rien. Les gars arrivaient quand ils revenaient des quais. Comment Jérôme que j’ai traitée d’abruti quelques lignes plus haut avait-pressenti le vide du fût ? Etait-il descendu à la cave ? Avait-il touché la manette ? C’était la première fois qu’il me laissa bouche bée : il avait raison. Je m’étais trompée face à lui et à cet instant, la main droite posée sur le cuivre de la manette, mon regard sur lui changea.

les grands hommes

Si j’ai attendu si longtemps, c’est que je savais que les retrouvailles guériraient ma blessure la plus profonde. Qu’elles cautériseraient cette béance qui me tordait de douleur. Les sachant imminentes, je semais des cailloux, avec la conviction que je basculerai dans un autre monde alors que nous serions à nouveau réunis. Ce n’est pas commun de vivre dans la perspective de retrouvailles. Ça demandait un réel talent et un courage fou digne d’une autre époque.

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Les grands hommes sont au fond des vallées. Et le petit homme les attend. Il les attend depuis son enfance où son père lui avait dit : « Ils viendront, sois prêt. » Ils s’étaient tous deux préparés année après année à leur venue. Le petit homme vit son père mourir, il continua à attendre. Il sut qu’ils étaient arrivés dans la vallée car les feuilles étaient devenues jaunes et l’air froid.

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Le dix-sept jour après s’être inoculé le virus, il se rendit chez sa soeur. Il resta deux mois dans la cabane au fond du jardin. Il pratiquait la méditation matin, midi et soir. Il jardinait, il peignait, il cousait des vêtements, il devenait beau, ses cheveux poussaient, sa peau s’éclaircissait. Depuis que celle à qui il avait donné son coeur était partie, il se transforma. Il s’était mis à rêver comme jamais, des rêves irradiés de lumière dorée où l’herbe se faisait douces, où la chaleur humaine avait une odeur rassurante, où il sentait un manteau de sécurité, son énergie se décupla. C’est alors qu’il investit la cabane laissant la grande maison à des réfugiés qui en prenaient soin. Lorsqu’il sortit la première fois, il fut choqué par l’allure des gens. Il consulta son médecin qui lui prescrit la dose. Il accepta. Il devait revoir sa soeur au moins une fois. Pour une raison très précis et absolument nécessaire. Et pour cela, il devait sortir, ceci devait passer par la dose. Elle le protégerait. Lui, il allait trop bien.

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Etienne, cet homme qui adorait se reposer
Partit sans crier gare jusqu’à s’égarer
Sa vie lui pesait tel un étranglement
Il passait ses journées à enduire
Des maisons, il en perdait la force d’éjaculer
Il rêvait de s’étendre face à une mer moutonnée
Y fermer les yeux pour retrouver les collages
De son enfance, libre comme un serpentin.

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Le chevalier chevauchait dans la vallée. Cette vallée qu’il avait quittée dix ans auparavant. Seul dans le noir, il goûtait le souffle de son cheval, la transpiration sur son torse, son coeur aux aguets. Un jour, il avait posé le genou à terre avec une ferveur digne d’une jeune communiante. L’allégeance le comblait, servir les plus faibles lui plaisait. Il se souvenait du regard de son seigneur quand il plaça l’épée sur son épaule. Dans l’obscurité, il sentait les muscles de ses cuisses, la bride dans ses mains et ainsi il pensait ressentir l’univers tout entier. Il appréciait ce silence dense des sons de son être et de la monture, qui écrasaient ceux de la nature. Chaque jour, pendant ces années, il avait visualisé ce retour qui était son cap, sa lumière au bout du tunnel, sa prière. Quand il franchit la porte, il entendit sa voix prononcer son prénom.

Une ombre, à l’aube

Rien ne nous arrivera si tu prends la route de droite. Comment te l’écrire ? Comment te le dire ? Car, toujours tu reviens à gauche. Alors, j’ai envie qu’un ouragan vienne et nous dévaste. Quand la bourrasque aura tout éclaté en mille morceaux, je prendrai le temps de les ramasser un par un. Accroupie. Mon esprit se calmera, apaisé dans la tempête. J’oublierai la gauche, la droite et ces murs qui t’enfermaient. Je choisirai de me poser dans l’alcôve.

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Pour repartir, il prit son sac posé sur la table. Comme tant de fois, il l’avait fait sans que personne ne le voit. « On ne me voyait pas », pensait-il. Et pourtant on le voyait. Tout le monde le voyait ; il irradiait. Les filles lui couraient après, les garçons l’enviaient. Sauf que ça, il l’ignorait. De son succès, il était absent. Armé de son sac, calé sur son dos, il arriva au port, puis au bateau dans lequel il monta. Comme à chaque fois, à cette heure matinale où la lumière était encore douce, et l’air frais. Il aimait cette sensation d’être une ombre, à l’aube.

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J’allais partir, mais mon mari m’a tuée avant. Je pensais n’avoir laissé aucune trace concernant la date de mon départ. Il était sur les dents depuis quelques mois, depuis que nous avions décidé de nous séparer. Il disait qu’il était d’accord, il faisait le mec conciliant. Il sifflotait, détaché et rigolard. Comme si dans la vie, tout n’était que farces. Il portait ce masque de mec joyeux qui affrontait tout avec un air amusé qui m’enchantait, qui me donnait un sentiment de sécurité. Mais, malgré cette posture, je ne renonçai pas à la séparation et il vivait comme si elle n’allait jamais avoir lieu. Ce qui me mettait dans une position délicate, voire impossible. Le soir où il me tua, je ne vis rien venir car quand je rentrai du travail, il portait le masque gai du funambule.

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Cher Cédric,
Tu as bien failli m’avoir, j’avoue. Tu le sais, je t’aime. Donc je te souhaite bien du courage pour tes années en prison. Toi qui avais réussi à y échapper malgré ton enfance et ton adolescent cabossées, malgré la bêtise de ta mère qui t’a eu si jeune et qui a trouvé ça malin de te lâcher dans un foyer si tôt et malgré tant de choses que nous savons tous les deux. Si j’ai pu en réchapper grâce à Mathieu qui m’a retrouvée dans le coma au bout de la rue, je ne te ferai pas le cadeau de réapparaître vivante pour te faire libérer. C’est que le coma m’a bouleversée au point de me changer en profondeur. Je me suis réveillée dans un autre monde. Alors que c’est moi qui ait porté les autres depuis que mes parents sont morts, là, c’est moi qui fut portée dans ma convalescence et ça a tout changé.

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Étonnée, je le fus ! Quelle catastrophe !
Gagner au loto à mon âge, qui l’aurait cru ?
Aller au bout du monde, acheter une île
Ramer dans le Pacifique, vivre nue
Et boire du champagne quand mes amis me visitent
Rares sont les aubaines, si rares que je pris ma tête entre mes mains !

J’aimais ce garçon

Aujourd’hui j’aimerais prendre le train en sortant du travail. Sans savoir où aller. J’étais attachée à cette vie parce que j’aimais ce garçon et maintenant qu’il est parti, je n’ai plus goût à tout ce qui fait mon quotidien. Je sais qu’ici personne ne m’ouvrira sa porte pour que je puisse pleurer autrement que seule. Au moins, le train, lui, me bercerait et je serais contenue dans son habitacle. On lit souvent dans les romans que tout peut être bousculé en une seconde. C’est vrai. Tout explosa le jour où le garçon inversa tout ce qu’il avait dit jusqu’alors. Il m’avait retournée comme un gant de vaisselle. Ma vie ne me servait plus à rien vu que je n’étais plus moi. J’allais enfin aller me perdre au bord de la mer.

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Si je n’avais pas su que c’était l’amour, je l’aurais pris pour une épée nue, et il m’aurait tuée, le filou.
Mais quand sa présence vint me percer, je me sentis légère, genre je suis une bulle de savon. Parce que je sus que tout ce qui me chamboulait dans ces torrents de sang chaud, sentant les flots dans mes veines libérées, c’était l’amour. Pas l’amour dont on parle, dont ils parlent à l’extérieur, pas leur discours pour t’amadouer afin de te domestiquer, mais l’amour qui, pour eux, est une épée nue, parce que recevoir ce flot, pour eux, c’est être percuté par le tranchant d’un glaive, alors qu’il s’agit de leur réveil, le réveil de la mort dans laquelle ils se croient vivants. L’amour n’a pas le goût de l’amour, c’est ça qu’ils ignorent, et moi, je sus quand je le regardais m’affranchissant de toute peur.

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C’est un temps passé, je te le jure.
Plus je lui disais ça, plus que je savais que c’était faux. J’aimais bien le répéter tel un mantra pour conjurer le sort, pour foutre en l’air le semblant de cohérence ou plutôt une idée de maîtrise. Il avait envie de me débrider, il veillait à ce que je ne sois plus domestiquée. Son arrivée dans ma vie, ça avait fait comme un petit trou, je me sentais du caoutchouc mou quand il arrivait vers moi. Il éradiquait le passé douloureux et le futur blanc. Il était un explorateur viking qui avait traversé les mers calmes. Qui chevauchait mes résistances en n’écoutant pas les mantras que je proférais et quand bien même, ainsi de cette manière, coulait une bleue renaissance sur nos corps allongés sur le sable mouillé.

Chevalier d’amour

ll se retourna vers le sablier vide et cria. Il avait réussi à vivre jusqu’ici parce qu’il savait passer au travers du chas d’une aiguille. Il pouvait se montrer d’une souplesse câline et salvatrice, c’est elle qui lui avait permis de garder son coeur attendri. À cause d’un ongle incarné, et autres tracas, il avait saisi la balle au bond de mon âme. Ça nous avait sans doute sauvé tous les deux, alors que nos destins à chacun nous avaient placés sur le fil entre deux grattes-ciel tels des funambules. Je dis ça parce que je sentais demain vivant. Quand j’entendis son hurlement, je sus qu’il était en train de se transformer en chevalier d’amour, que lorsque le crépuscule irradierait en son cri d’un ciel nouveau, nous serions prêts à partir sur la flaque de sel tranquille, en dépit de la marée enfuie.

Après quelques jours de silence, la montagne disparut. La forêt resta droite et digne, les insectes colorés se mirent à la convier jusqu’à l’honorer. Après quelques jours de silence, il revint à la parole par des bribes de mots, des mots courts. C’était cette fille qui était venue à lui, à la cime où il s’était réfugié suite au déluge qui avait tout détruit de sa vie. C’était elle qui le prit dans ses bras à elle alors qu’il s’était dévoué à la montagne. Il avait oublié les détours des êtres humains, leur façon de faire, de non-faire et de défaire. Il s’était fondu dans la majesté naturelle et quand cette fille était entrée là, dégoulinante de l’eau de la pluie, il avait été frappé par ses petites chaussures mouillées.
Rien que ces pieds de femme sur le palier de sa maison, ça lui fit battre son coeur comme s’il avait un bout de quatre-quart au milieu de la poitrine. Rien que son visage à elle avec ses joues rebondies, rougies par l’air pur, avec l’esquisse d’un sourire masquant à peine à quel point elle était épuisée de tout ce qu’elle avait traversé.
– Entrez.
Quelqu’un qui lui proposait d’entrer
Après toutes ces années de portes fermées. Ça lui faisait envie, ça lui brulait le bout des doigts, ça lui donnait envie de courir en dévalant vers la plaine. Sans frein pour jouir de toutes ces caresses perdues qu’elle pourrait récupérer à foison en retour, en contre-échange, de toutes les stries des violences qu’elle avait subies depuis le déluge qui avait tout détruit de sa vie.
En retour, de l’amour à profusion et en épis.

Même dans le froid

« Chaque jeudi, je t’ouvre mon coeur. »
Même dans le froid.

Des textes que j’ai écrit pendant les ateliers que j’anime en psychiatrie. Il n’y a pas la date. C’est écrire les retrouvailles promises, pour les vivre. Les vivre…

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Elle l’attendit à la gare. Il sortit du train à midi en la cherchant du regard. Y a-t-il quelque chose de plus palpitant qu’un être qui est venu jusqu’à un quai de gare pour vous ? Quelqu’un qui t’attend? Qui t’attend debout. Même dans le froid, même les pieds dans la neige, même les cheveux mouillés. Elle ne le reconnut pas. Donc elle ne s’avança pas. Il marcha vers elle, avec une sensation de flottement, car il l’aimait encore et n’avait cessé de penser à elle depuis la dernière fois. Pendant qu’il se rapprochait d’elle, elle crut qu’il n’était pas venu.

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Je sens ton approche, comme un chien, alors que tu es à plusieurs kilomètres, mon état physique change malgré moi, mon pouls s’accélère, les muscles de mon ventre se serrent. Je sens ton parfum quand tu passes la porte en criant : « Tu es là ? » alors que tu sais que je suis là. Je sens la douceur de ton écharpe sur ma joue quand tu me prends dans tes bras. Je sens mon amour pour toi chaque jour, tous les jours.

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Sa majesté possédait une authenticité rare et presque invisible pour ceux qui ne pouvaient pas la discerner pour ne l’avoir jamais connue. Cette qualité lui donnait accès à des émotions vives et à une sagesse qu’elle avait acquise au fil des années, non sans souffrance. Une fois acquise, elle se dit qu’elle avait finalement le droit de réaliser ses rêves, et d’abord de se remettre à rêver en accord avec son don d’authenticité. Elle se mit à chercher un lieu où vivre, un lieu comme elle le voulait. Elle organisa un périple et demanda à son ami s’il voulait bien l’accompagner. Quelques mois plus tard, elle s’installa sur une presqu’île peuplé d’épicéas. Et elle exécuta une figure du temps d’avant quand elle était acrobate pour renouer avec celle qu’elle avait été. Plus rien n’était obstrué.

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Tu as montré la paume de ta main comme si tu me montrais ton coeur. Pur, presque vierge, blanche. Nous étions assis au bord de l’eau, nous l’entendions couler et, à ce moment, je pensais que j’aimerais me sentir libre comme elle. Jamais effarouchée par un rocher, ou quelconque obstacle. Mais tout se bloqua en moi. La respiration, les paupières, la bouche. Il fallut attendre quelques minutes qui me parurent une heure pour qu’au loin, j’entende les battements de mon coeur qui, eux, ne s’étaient pas arrêtés. Tels les coups portés sur la peau d’un tambour, ils me ramenèrent à la vie comme si je sortais du coma.

20 avril 2023

Apportez-moi des fraises

Apportez-moi des fraises pour que je puisse le demander en mariage. Je lui avais dit y a des années alors que nous nous connaissions depuis quelques mois que si nous nous retrouvions, cela serait pour nous marier. J’ai toujours été comme ça, le tiède m’ennuie. Bien sûr j’avais été obligée de m’adapter à la tiédeur de l’époque, ramolli par le confort et la latitude de notre pays.
Alors, quand je sus que l’heure du rendez-vous de nos retrouvailles se rapprochait, je descendis chez cet homme qui vendait un peu de tout jour et nuit, je lui dis cette phrase à consonance poétique. Vingt ans de prison, il les méritait : ma main et ces fruits.

 

En atelier, 24 février 2020

Alice et Igor

Dans sa vieille enfance qu’elle rejoignait parfois, Alice aimait revenir à ce jeu triste. Elle invitait Igor, car tant qu’à jouer, autant être plusieurs, et deux, c’est bien pour être tristes. Ils s’enfermaient dans un cercle carré tout en se maintenant dans un élan ralenti pour atteindre une infinité minuscule. Alice était fière car Igor avait assez vite compris ces règles qu’elle avait mises au point avec sa peluche poulet. Depuis que des milliers de gens défilaient pour Adama Traoré, elle cachait sa mascotte. Igor maîtrisa vite les notions de vide plein et d’air solide. Ce qui permit aux deux enfants de progresser rapidement. Les parents n’arrivaient pas à concevoir ce que leurs enfants trafiquaient dans leur inatteignable espace, cependant ça les arrangeait car, du coup, ils pouvaient aller manifester le samedi après-midi dans ce roulement inerte que la vie toute récemment sociale imposait. Seuls Alice et Igor prenaient conscience de l’extension régressive du monde et savaient qu’en jouant de cette façon qu’ils avaient inventée, ils sauveraient leur peau.

Les mots : souffle, lumière, refuge.

Ils m’ont bercée, soutenue, propulsée, inventée, ré-inventée.

Ils m’ont aidée à créer la vie comme je la désirais.

A voir ce que je ne voyais pas.

Ecrire est une invitation à se connaître dans ce que nous ne savons pas de nous, à plonger dans notre inconnu qui nous donnera solutions et appuis face à la vie. Amadouer cette part enfouie nous rend plus forts.

S’initier à l’écriture buissonnière est la proposition.

Poser le premier mot. Sans savoir ce qui va venir : l’accueillir.

Créer, se créer.

Avec de plus en plus de possibilités, de liberté et d’amour.